Camille BRUN et Christian BRUN
Centre de Recherche de l'Armée de l'air (CReA), École de l'Air, 13 661,
Salon Air, France
Les débuts du 20e siècle sont marqués par l’essor de la
culture physique en général et des sports mécaniques en particulier. En effet,
un homme nouveau va naître, un homme sportif qui va dompter la force mécanique
symbolisée par la machine. C’est dans ce contexte que l’aviation va voir le
jour. Le monde se passionne alors pour les meetings et les exploits, les
traversées et les records. Les journalistes, troubadours des temps modernes,
vont conter ces aventures à travers une littérature et une presse spécialisées
qui doivent faire rêver et doivent encenser les nouveaux champions à l’aide de
descriptions fortes, de photographies et de tableaux épiques. L’heure est à la
solitude héroïque.
En hommage à mon grand-père et à mon grand-oncle Aquarelle de Tiennick Kérével Peintre de l'Air www.kerevel.com/oeuvres.html |
A partir du début des années 1910, l’armée s’intéresse à cette arme en
devenir, mais reste toutefois réticente quant à une intégration et une
assimilation totales. Les journaux, qui confèrent à l’aviation le statut de
sport, ainsi que le caractère folklorique qui entoure l’avion et le vol ne
correspondent pas aux attentes institutionnelles. Cet état d’esprit, malgré une
certaine forme de reconnaissance portant notamment sur les missions
(reconnaissance et réglage de tirs), va perdurer jusqu’au début de la Grande Guerre. Ainsi, pendant
quatre ans, l’aviation a été au service de l’armée, et les aviateurs, à
l’exception de ceux qui effectuaient leur service militaire, étaient tous
militaires de carrière. L’utilité et le service avaient pris le pas sur le
sport, la passion et le loisir. Ainsi, deux mondes se côtoyaient : celui
du sport et de l’aventure, et celui des militaires et du sérieux.
L’entrée en guerre allait changer la donne. On retrouvait, sous les
drapeaux, les grandes figures sportives de l’aviation d’avant-guerre, ces
aventuriers qui faisaient la une des journaux et que l’opinion publique
connaissait. Certes, les missions restaient toujours les mêmes, certes, les
interrogations sur la crédibilité et l’efficacité étaient toujours présentes,
mais la guerre effaçait peu à peu les différences entre l’aviation sportive et
le domaine militaire. Elle allait même peut-être permettre de relancer
l’imaginaire de l’air, en perte de vitesse après une période de banalisation
des exploits et des raids et une militarisation de la fonction. Les premiers
mois du conflit n’ont pas permis à l’aviation de se distinguer. La Bataille des frontières,
celle de la Marne
et la Course à
la mer, ne donnent pas l’occasion à cette nouvelle arme de se montrer. Des
effectifs minimes et une confiance limitée des militaires rendent ce service
imperceptible. C’est alors que la guerre s’immobilise, que les fronts se
stabilisent et que l’intérêt pour les services rendus par l’aviation va
croissant. Par opposition avec cette guerre de position, les regards vont alors
se porter sur ce conflit parallèle, c'est-à-dire là où il se passe quelque
chose, là où la guerre bouge. Le public retrouve alors les gloires de
l’avant-guerre, les champions que l’on a rappelés sous les drapeaux, comme par
exemple Brindejonc de Moulinais, Rolland Garros, Védrines, Gilbert ou encore
Pégoud. La presse va alors profiter de cette aubaine, et dans un contexte
politique de censure, dans lequel les lecteurs attendent des nouvelles qui lui
sont interdites, elle va offrir au public ce qu’il attend : de l’action et
des héros.
A compter de 1916, le pilote qui apparaît dans les pages des journaux, à
grand renfort d’articles et d’illustrations, est un personnage héroïque et
quasi-divin. Il représente un idéal, est le sauveur de ces poilus qui voient en
lui une raison de garder espoir, il est le héros français derrière le panache
duquel le peuple est en admiration. Les nouveaux Icare servent alors
inconsciemment et malgré eux la propagande politique, ils deviennent des
surhommes, dont la presse s’empare, et qu’elle remodèle toujours davantage. Il
n’a cependant pas suffi à la presse de créer un héros : il lui faut aussi
sélectionner une race particulière qui répondra à ses attentes. Les
journalistes se tournent donc vers la chasse, « art » noble. Au temps
des meetings aériens d’avant-guerre succèdent des joutes médiévales, où les
aviateurs, se battent et meurent seuls, en conservant leur dignité. Guynemer,
dont la jeunesse et le talent impressionnent et permettent une émulation toujours
plus forte, devient l’ « as des as », et Garros, « le roi
entre les rois de l’aviation ». Car la chasse se prête à cette glorification
épique : on prend à témoin Homère, qui n’a pas connu d’aussi grands
personnages. On recrée des batailles, on attribue un palmarès, qui ressemble à
s’y méprendre à un match : on retrouve pour quelques instants le temps des
galas, on compte les victoires, qui sont autant de prises que le pilote affiche
sur son tableau de chasse. Le héros est noble, courtois, chevaleresque :
il ne méprise pas son adversaire, il le respecte. Il ne meurt pas, il disparaît
dans les nues qu’il avait conquises. Alors que la guerre d’en bas n’est pas
montrable, que l’on a « pitié » du poilu lorsqu’il obtient une
permission, la guerre d’en haut est respectable, propre, et le pilote est un
héros séduisant. Ces « as », terme sportif s’il en est, sont les
atouts que l’on garde dans sa manche jusqu’au moment opportun. Ils forment
l’élite que l’on admire et dont on ne peut même espérer faire partie un jour
tant ils semblent inaccessibles. Car l’as est celui qui donne le coup de grâce
du toréro, mais aussi qui accepte de mourir héroïquement : il choisit sa
mort, à la différence du poilu qui fait tout pour survivre. Indiscipliné,
puisqu’il est artiste et qu’il « compose » lui-même son combat et son
odyssée, le chasseur va cependant devoir concilier avec la militarisation
progressive de l’aviation : les combats aériens se font désormais en
équipe.
Celui qui ne se soumettait pas à la hiérarchie va être progressivement
forcé de « rentrer dans les rangs », et de s’effacer en tant
qu’individu héroïque au profit de l’éclat du groupe. Les insignes sont les
symboles derrière lesquels les pilotes se rassemblent : ils sont d’une
même famille. Si le but est toujours de se démarquer des autres, on le fait
désormais en groupe. Les journaux mettent à l’honneur ces escadrilles, et
présentent les as côte à côte, sportifs fair-play qui se disputent
« gentiment » le nombre de victoires.
Face à ces images successives qui sont construites par les journalistes,
le pilote devient un héros dans l’imaginaire populaire : le poilu, qui revient
de la guerre à jamais meurtri par les combats qu’il a vécus et par l’attente
endurée, est en profonde opposition par rapport au pilote, qui menait la belle
vie lorsqu’il ne risquait pas sa peau. Reconnu, singularisé, les aviateurs ont
vu, pendant presque toute la durée de la guerre, apparaître son nom dans les
journaux. Décoré, héroïsé, individualisé, il est bien loin de l’image du poilu
qui, perdu dans la masse de ses semblables, restera dans l’anonymat. La
propagande ne dure donc que le temps de la censure : après la guerre, à la
fin des combats, le vrai héros, celui qui a payé de sa vie, qui a offert sa
poitrine, qui a vécu l’atrocité de la bataille, c’est le poilu, non le pilote.
Femme de pilote année 1919 Aquarelle de Tiennick Kérével Peintre de l'Air www.kerevel.com/oeuvres.html |
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