vendredi 3 juillet 2015

L’Armée de l’air de 1945 au Mirage IV : à la recherche du temps perdu.

Christian BRUN
Centre de Recherche de l'Armée de l'air (CReA), École de l'Air, 13 661, Salon Air, France

Parler de l’Armée de l’Air du début des années 1960 c’est bien évidemment aborder la période qui correspond à la mise en service du Mirage III et du Mirage IV. C’est donc présenter des avions mythiques, des réussites commerciales et technologiques. Mais c’est aussi parler d’« outils militaires et diplomatiques » qui entrent en service à des instants charnières pour cette institution. En effet, ces avions correspondent à des aboutissements et à des renaissances. Ils sont le fruit de 10 ans d’efforts en ce qui concerne le redressement de l’industrie aéronautique et le début d’une reconstruction de cette armée qui n’a jamais réellement pu faire ses preuves.
Ainsi, vouloir visiter l’Armée de l’air des années 1960 et présenter les avions  de cette époque c’est prendre du recul et retracer une période qui part de la fin de la deuxième guerre mondiale et qui aboutit à la sortie des guerres de décolonisation. C’est faire ressortir les grands thèmes explicatifs qui doivent répondre à la problématique suivante : quelles difficultés l’industrie aéronautique et l’Armée de l’air ont-elles dû surmonter pour pouvoir mettre en œuvre ce vecteur ?
Ainsi est-il impératif, tout d’abord, de présenter les difficultés rencontrées, c'est-à-dire le contexte, puis les problèmes liés au commandement et aux hommes, ensuite les programmes aéronautiques et les avions et enfin les missions programmées et assurées, en établissant des comparaisons entre la réalité en 1945 et l’existant à la fin des années 1950.
 
Baroudeur

Le contexte

Il ne faut pas oublier que la toile de fond, en ce qui concerne cette période, reste le budget et la reconstruction de la France et celle des bases aériennes qui ont été fortement touchées par les bombardements. Il ne faut pas occulter non plus que les politiques, qui ont marqué cette période, doivent tenir compte du choix à faire entre les contraintes économiques, sociales et les impératifs militaires.
Ce choix, ces contraintes peuvent se résumer par cette phrase de Pierre Mendès-France : « Un grand pays moderne ne saurait fonder son effort militaire sur une économie décadente … en poursuivant un effort disproportionné, nous compromettons notre redressement économique pour des résultats d’ailleurs dérisoires dans le domaine de la défense. »
Mais il est également nécessaire de rappeler que cette période qui retrace l’aboutissement d’un projet est jalonnée par des évènements internationaux qui vont marquer profondément les aspects humains, matériels et doctrinaux de cette Armée.
Ce sera tout d’abord la Guerre d’Indochine : que l’on fait débuter en 47 et qui se termine dans la cuvette à Dien Bien Phu. A cette occasion, l’Armée de l’air profitera des largesses américaines.
Ensuite viendront les tensions entre les deux blocs, à savoir le Coup de Prague, le blocus de Berlin, la guerre de Corée. Ces évènements contraignent les occidentaux à s’entendre et à entretenir des contacts militaires plus étroits ; les aviateurs y trouveront leur compte.
C’est aussi les traités de Dunkerque, de Bruxelles et de l’Atlantique Nord grâce auxquels la France pourra profiter de l’aide des alliés avec en contrepartie une dépendance toujours plus significative.
Puis, ce sera l’Algérie où l’Armée de l’air atteint les limites du supportable avec 60000 hommes et 600 avions sur le terrain.
Enfin, il y aura l’affaire de Suez, l’élément déclencheur, la réussite militaire, l’impuissance politique et l’idée qui se confirme de doter le pays de la force nucléaire.
 
Broussard

Les hommes

Dans les premières années de l’Après-guerre cette Armée de l’air, souffre d’un manque de continuité en ce qui concerne le haut commandement et probablement de problèmes internes dus aux différentes personnalités. En effet, 4 chefs d’Etat-major se sont succédés entre octobre 1944 et janvier 1948 : les généraux Valin, Bouscat, Gérardot et Piollet. Le Général Léchères fut le premier à pouvoir mettre en avant une attitude pragmatique. Il a su adapter ses ambitions à son budget et aux contraintes politiques. C’est lui qui réussira à enterrer la catastrophique politique des prototypes, à restructurer l’industrie aéronautique, à amorcer la modernisation de l’AA et à la préparer à ses missions dans le cadre du pacte de Bruxelles. Il fera voter le premier programme aérien quinquennal. Il va donc préparer l’Armée de l’air et ses opérations.
Il a su profiter d’une période peut-être plus propice que ses prédécesseurs et d’une position moins agressive de la part de l’Armée de terre. Pas simple au sortir de la guerre de faire comprendre à des ministres et des généraux réfractaires que l’Arme aérienne est décisive. Pas simple, non plus, d’effacer tous ces poncifs, qui portent sur la soi-disant inefficacité de notre aviation pendant la Campagne de France et au début de la guerre d’Indochine. Ainsi, en ce qui concerne cette période, nous partons d’un constat d’instabilité en 1945 pour en arriver, au milieu des années 1950, au début de la mise en place d’une doctrine d’emploi plus rationnelle.  
A ces problèmes de commandement viennent se greffer des problèmes d’effectifs. En effet, au sortir de la guerre, l’Armée de l’air c’est 145 000 hommes. Fin 1945 ce chiffre tombe à 90 000 pour diminuer encore en 1946 à 65 000 hommes. Le budget de 1947 ramène ces chiffres à 50 000 hommes, relevés à 59 000. Les effectifs remonteront à 67 000 en 1950 pour atteindre 91 000 en 1951. Enfin, à partir du milieu des années 1950, l’Armée de l’air comptera 138 000 hommes et pourra ainsi assurer toutes ses missions. Mais ceci ne doit pas occulter le fait que cette armée mettra encore quelques années à posséder un encadrement technique efficace. En effet, on ne peut pas multiplier par deux ses effectifs sans en ressentir les conséquences. Il est également intéressant de souligner que, au sortir du deuxième conflit, l’aviation n’est pas une armée homogène. Elle se compose des personnels qui ont servi dans les Forces Aériennes Françaises Libres, ou à Vichy (Afrique du Nord jusqu’en 1942 et métropole jusqu’en 1944), ou dans la résistance, ou encore dans les Forces Françaises de l’Intérieur intégrés dès 1944.dans l’Armée. Cet état de fait engendre des difficultés supplémentaires à gérer qui perdureront tout au long des années 1950. Ainsi nous démarrons notre période avec des effectifs faibles et cosmopolites pour en arriver 10 ans plus tard à une armée plus spécialisée et plus homogène.  

Flamand MD 315

Les avions

Parler des avions c’est bien évidemment parler de la recherche et de l’industrialisation. C’est donc faire état des difficultés d’une industrie, isolée pendant la guerre, qui n’a pas pu entretenir des échanges avec les autres pays et à donc pris un retard très important même si elle a su profiter du savoir faire de l’occupant. C’est également mentionner que cette industrie aéronautique sera marquée pendant de nombreuses années par des restrictions budgétaires drastiques. C’est aussi souligner qu’au sortir de la Guerre, la politique du Ministre Charles Tillon est exclusivement basée sur la sauvegarde des emplois dans les usines et non sur les questions essentielles comme : quel avion, pour quelle mission et pour quel pilote ?
Ainsi, en 1945 et pour toutes les raisons évoquées, l’Armée de l’air ne possède plus que de faibles potentialités qui se traduisent sur le terrain par la mise en œuvre de matériel de fabrication américaine, le reste étant composé d’appareils britanniques, soviétiques et allemands. L’armée de l’air dépend donc entièrement de l’extérieur. C’est l’époque de la mendicité, de la cannibalisation et de la misère en battle-dress.
C’est aussi la relance des programmes de construction d’avions français éprouvés avant ou pendant les hostilités donc dépassés.
On va également tenter de développer cette industrie en se basant sur les possibilités nationales et en s’essayant aux techniques nouvelles (réaction, électronique, radar, …). Le projet est ambitieux, trop ambitieux. Ainsi les programmes d’avions à réaction vont se heurter à d’énormes difficultés et la complexité des matériels modernes va créer des obstacles insurmontables. Les programmes sont trop lourds et impossibles à mettre en route.
L’exemple le plus significatif de cette impuissance reste certainement les défaillances de l’Espadon qui intervient après l’abandon du Triton.
Afin de palier cet inconvénient qui se concrétise par l’impossibilité de doter l’Armée de l’air d’avions d’appui et d’intercepteurs, on mise tout sur un seul type d’appareil dont la polyvalence permettra de répondre aux diverses nécessités.
Mais on ne peut attendre une telle machine que l’industrie nationale ne peut d’ailleurs pas fournir : on va donc se tourner une fois encore vers l’étranger.
L’avion polyvalent que l’on va mettre en œuvre sera le Vampire Britannique ; l’industrie française le fabriquera sous la désignation de Mistral.
Mais cet avion, comparativement à ce que l’on attend, n’est pas assez performant et pas assez évolutif.
Le ballon d’oxygène viendra du Plan d’Aide Militaire américain et des crédits « off-shore » injectés dans l’économie française.
En revanche, la France à cette époque ne va pas bâtir sa politique aéronautique uniquement sur cette aide ; parallèlement elle va favoriser le développement de son industrie.
Ces études n’auront rien à voir avec les différents programmes lancés entre 1945 et 1950 par les constructions aéronautiques nationalisées (malgré le fait qu’un projet comme le vautour aboutira à un excellent programme).
Donc tout n’est pas noir et du côté du secteur privé,  Marcel Dassault fait voler en 1949 le premier chasseur à réaction : l’Ouragan.
Ainsi, au milieu des années 1950, deux types de matériel vont se croiser : le Vampire et l’Ouragan avant l’entrée en service du Mystère II et du Mystère IV A et ceux issus de l’aide anglo-saxonne qui se concrétise par le Thunderjet et le Thunderstreak.
Le redressement viendra des Mystère et super Mystère et bien évidemment à partir de 1956 du Mirage III. Se profile alors le programme Mirage IV qui correspond parfaitement aux vues militaires stratégiques, ainsi qu’aux visées politiques et diplomatiques.
La fin des années 1950 correspond donc à un réel dynamisme qui concrétise parfaitement  les volontés d’un pays, les attentes d’une armée.
Afin d’être le plus exhaustif possible en ce qui concerne cette vitalité retrouvée et le haut développement technique atteint en 10 ans nous pouvons mentionner, à titre d’exemples, des prototypes et des avions séries comme le trident, le Gerfaut, le Griffon ou encore l’intercepteur Durandal.
Nous assistons là à un passage de témoin qui va permettre au Mirage IV de se faire un nom.
 
Grognard

Les missions

Le problème de la doctrine d’emploi est crucial et cette période sera marquée par une question essentielle qui s’est posée depuis la naissance de l’aéronautique militaire : quelle place doit tenir l’Armée de l’air dans la défense de la France.
La volonté de ne pas attribuer un rôle capital à l’Armée de l’air va-t-elle perdurer, les vieilles chimères vont-elles revenir ?
Au sortir de la guerre les aviateurs estiment que les forces aériennes qui ont joué un rôle prépondérant dans les domaines tactiques et stratégiques doivent occuper un rôle fondamental au sein du système militaire français.
Ainsi, en 1947 on peut lire dans l’instruction sur l’emploi des forces : « … c’est la prise de possession du domaine aérien qui conditionne le succès de toutes les opérations terrestres, navales ou mixtes ».
Mais c’est sans compter sur la résistance de l’Armée de terre et de certains politiques qui en réduisant les effectifs, dès 1946, grèvent les capacités d’intervention de l’Armée de l’air. Les chefs des forces aériennes craignent à juste titre qu’elle ne soit cantonnée qu’à de simples missions d’appui.
Les tensions avec le général Juin se font de plus en plus pesantes. Il avance alors : « On ne peut pas envisager la création d’une aviation stratégique nationale ; en cas de conflit on doit compter sur les alliés ; l’Armée de l’air ne peut pas prétendre au rang d’instrument de maîtrise de l’air, elle doit être préparée à intervenir dans des guerres d’importance limitée ou des conflits coloniaux … ».
Intéressant de remarquer que les défenseurs de l’indépendance nationale peuvent livrer aussi facilement la supériorité aérienne à nos alliés, les mêmes qui diront que cette France ne doit pas devenir l’avant- poste sacrifié de l’OTAN quelques années plus tard.
C’est la Commission Guyot en 1946 qui va trancher : « L’Armée de l’air doit renoncer à toute mission visant la conquête de la supériorité aérienne et abandonner l’idée de se doter d’une force de bombardement stratégique. L’effort d’équipement doit donc porter sur une aviation d’appui composée de groupes de chasse, de bombardement léger et de reconnaissance, sur des forces aériennes destinées à la défense du territoire et sur une aviation de police des colonies. »
Les grandes illusions des aviateurs sont définitivement enterrées.
Donc les directives sont claires : la tâche principale sera la protection de l’Union Française et pour cela il faudra accroître le nombre d’unités de police.
La deuxième mission sera de participer aux forces internationales de sécurité dans un conflit limité.
Mais si l’Armée de l’air, dans l’immédiat, peut assurer ses missions en ce qui concerne l’Empire colonial, il semble évident qu’elle aura beaucoup de mal à les assurer en cas de conflit généralisé impliquant le territoire métropolitain.
A partir de certains évènements liés à la Guerre Froide et par le truchement des accords internationaux, l’Armée française sera donc intégrée dans un ensemble militaire interallié.
Ainsi, en cas de guerre l’Armée de l’air sera chargée des missions de défense aérienne et d’appui aux forces de surface assurant la défense du Rhin.
C’est donc l’impossible jeu des changements de priorités puisque il faut assurer cette défense du Rhin alors que la défense de l’Empire passera au second plan.
Ce sera donc une politique au coup par coup qui sera menée et lorsque la guerre d’Indochine imposera des missions plus significatives alors la France se fera tirer l’oreille en ce qui concerne sa présence en Europe. On lui reprochera son implication matérielle et humaine trop importante en Extrême-Orient.
Elle essuiera exactement les mêmes reproches lorsque surviendra la guerre d’Algérie.
Ainsi il est intéressant de constater que la France est toujours à la recherche d’une doctrine et de plans clairs en ce qui concerne l’emploi de ses forces armées. Elle doit composer avec des priorités. Elle doit donc, tout au long de ces 15 années, choisir entre l’appui tactique, la défense aérienne du territoire et la police dans les colonies mais également avec cette volonté, à peine dissimulée, d’acquérir une force de frappe nucléaire. En 1958 l’Armée de l’air sort donc de cette instabilité et reçoit en quelque sorte la possibilité de faire ses preuves.
Bientôt, désengagée dans les colonies et dans le cadre de la structure militaire intégrée de l’OTAN, elle aura pour missions la dissuasion nucléaire et la défense aérienne du territoire. Elle sera alors reconnue sur le plan national et international et aura enfin acquis cette importance qu’elle attendait depuis les années 1930.

En l’espace d’une dizaine d’années, malgré des problèmes budgétaires énormes, malgré un contexte international tendu, malgré une instabilité permanente et des effectifs faibles, malgré une industrie aéronautique exsangue en 1945 et une dépendance quasi-totale en ce qui concerne la production aéronautique, malgré cette non reconnaissance et des missions qui changent de priorité tous les deux ans, l’Armée de l’air a su passer du Dewoitine 520 au Mirage IV.

Yack 3


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