Christian BRUN
Centre de Recherche de l'Armée de l'air (CReA), École de l'Air, 13 661, Salon Air, France
Parler de l’Armée de l’Air du
début des années 1960 c’est bien évidemment aborder la période qui correspond à
la mise en service du Mirage III et du Mirage IV. C’est donc présenter des avions
mythiques, des réussites commerciales et technologiques. Mais c’est aussi
parler d’« outils militaires et diplomatiques » qui entrent en
service à des instants charnières pour cette institution. En effet, ces avions
correspondent à des aboutissements et à des renaissances. Ils sont le fruit de
10 ans d’efforts en ce qui concerne le redressement de l’industrie aéronautique
et le début d’une reconstruction de cette armée qui n’a jamais réellement pu
faire ses preuves.
Ainsi, vouloir visiter l’Armée de
l’air des années 1960 et présenter les avions
de cette époque c’est prendre du recul et retracer une période qui part
de la fin de la deuxième guerre mondiale et qui aboutit à la sortie des guerres
de décolonisation. C’est faire ressortir les grands thèmes explicatifs qui
doivent répondre à la problématique suivante : quelles difficultés l’industrie
aéronautique et l’Armée de l’air ont-elles dû surmonter pour pouvoir mettre en
œuvre ce vecteur ?
Ainsi est-il impératif, tout
d’abord, de présenter les difficultés rencontrées, c'est-à-dire le contexte,
puis les problèmes liés au commandement et aux hommes, ensuite les programmes
aéronautiques et les avions et enfin les missions programmées et assurées, en
établissant des comparaisons entre la réalité en 1945 et l’existant à la fin
des années 1950.
Le contexte
Il ne faut pas oublier que la
toile de fond, en ce qui concerne cette période, reste le budget et la
reconstruction de la France
et celle des bases aériennes qui ont été fortement touchées par les bombardements.
Il ne faut pas occulter non plus que les politiques, qui ont marqué cette
période, doivent tenir compte du choix à faire entre les contraintes
économiques, sociales et les impératifs militaires.
Ce choix, ces contraintes peuvent
se résumer par cette phrase de Pierre Mendès-France : « Un grand pays moderne ne saurait fonder son
effort militaire sur une économie décadente … en poursuivant un effort
disproportionné, nous compromettons notre redressement économique pour des
résultats d’ailleurs dérisoires dans le domaine de la défense. »
Mais il est également nécessaire
de rappeler que cette période qui retrace l’aboutissement d’un projet est
jalonnée par des évènements internationaux qui vont marquer profondément les
aspects humains, matériels et doctrinaux de cette Armée.
Ce sera tout d’abord la Guerre d’Indochine :
que l’on fait débuter en 47 et qui se termine dans la cuvette à Dien Bien Phu. A
cette occasion, l’Armée de l’air profitera des largesses américaines.
Ensuite viendront les tensions
entre les deux blocs, à savoir le Coup de Prague, le blocus de Berlin, la
guerre de Corée. Ces évènements contraignent les occidentaux à s’entendre et à
entretenir des contacts militaires plus étroits ; les aviateurs y
trouveront leur compte.
C’est aussi les traités de
Dunkerque, de Bruxelles et de l’Atlantique Nord grâce auxquels la France pourra
profiter de l’aide des alliés avec en contrepartie une dépendance toujours plus
significative.
Puis, ce sera l’Algérie où
l’Armée de l’air atteint les limites du supportable avec 60000 hommes et 600
avions sur le terrain.
Enfin, il y aura l’affaire de Suez,
l’élément déclencheur, la réussite militaire, l’impuissance politique et l’idée
qui se confirme de doter le pays de la force nucléaire.
Les hommes
Dans les premières années de l’Après-guerre
cette Armée de l’air, souffre d’un manque de continuité en ce qui concerne le
haut commandement et probablement de problèmes internes dus aux différentes
personnalités. En effet, 4 chefs d’Etat-major se sont succédés entre octobre 1944
et janvier 1948 : les généraux Valin, Bouscat, Gérardot et Piollet. Le
Général Léchères fut le premier à pouvoir mettre en avant une attitude
pragmatique. Il a su adapter ses ambitions à son budget et aux contraintes
politiques. C’est lui qui réussira à enterrer la catastrophique politique des
prototypes, à restructurer l’industrie aéronautique, à amorcer la modernisation
de l’AA et à la préparer à ses missions dans le cadre du pacte de Bruxelles. Il
fera voter le premier programme aérien quinquennal. Il va donc préparer l’Armée
de l’air et ses opérations.
Il a su profiter d’une période
peut-être plus propice que ses prédécesseurs et d’une position moins agressive
de la part de l’Armée de terre. Pas simple au sortir de la guerre de faire
comprendre à des ministres et des généraux réfractaires que l’Arme aérienne est
décisive. Pas simple, non plus, d’effacer tous ces poncifs, qui portent sur la
soi-disant inefficacité de notre aviation pendant la Campagne de France et au
début de la guerre d’Indochine. Ainsi, en ce qui concerne cette période, nous
partons d’un constat d’instabilité en 1945 pour en arriver, au milieu des
années 1950, au début de la mise en place d’une doctrine d’emploi plus rationnelle.
A ces problèmes de commandement
viennent se greffer des problèmes d’effectifs. En effet, au sortir de la guerre,
l’Armée de l’air c’est 145 000 hommes. Fin 1945 ce chiffre tombe à 90 000
pour diminuer encore en 1946 à 65 000 hommes. Le budget de 1947 ramène ces
chiffres à 50 000 hommes, relevés à 59 000. Les effectifs remonteront à
67 000 en 1950 pour atteindre 91 000 en 1951. Enfin, à partir du
milieu des années 1950, l’Armée de l’air comptera 138 000 hommes et pourra
ainsi assurer toutes ses missions. Mais ceci ne doit pas occulter le fait que
cette armée mettra encore quelques années à posséder un encadrement technique
efficace. En effet, on ne peut pas multiplier par deux ses effectifs sans en
ressentir les conséquences. Il est également intéressant de souligner que, au
sortir du deuxième conflit, l’aviation n’est pas une armée homogène. Elle se
compose des personnels qui ont servi dans les Forces Aériennes Françaises Libres,
ou à Vichy (Afrique du Nord jusqu’en 1942 et métropole jusqu’en 1944), ou dans
la résistance, ou encore dans les Forces Françaises de l’Intérieur intégrés dès
1944.dans l’Armée. Cet état de fait engendre des difficultés supplémentaires à
gérer qui perdureront tout au long des années 1950. Ainsi nous démarrons notre
période avec des effectifs faibles et cosmopolites pour en arriver 10 ans plus
tard à une armée plus spécialisée et plus homogène.
Flamand MD 315 |
Les avions
Parler des avions c’est bien
évidemment parler de la recherche et de l’industrialisation. C’est donc faire
état des difficultés d’une industrie, isolée pendant la guerre, qui n’a pas pu entretenir
des échanges avec les autres pays et à donc pris un retard très important même
si elle a su profiter du savoir faire de l’occupant. C’est également mentionner
que cette industrie aéronautique sera marquée pendant de nombreuses années par
des restrictions budgétaires drastiques. C’est aussi souligner qu’au sortir de la Guerre , la politique du
Ministre Charles Tillon est exclusivement basée sur la sauvegarde des emplois
dans les usines et non sur les questions essentielles comme : quel
avion, pour quelle mission et pour quel pilote ?
Ainsi, en 1945 et pour toutes les
raisons évoquées, l’Armée de l’air ne possède plus que de faibles potentialités
qui se traduisent sur le terrain par la mise en œuvre de matériel de
fabrication américaine, le reste étant composé d’appareils britanniques,
soviétiques et allemands. L’armée de l’air dépend donc entièrement de
l’extérieur. C’est l’époque de la mendicité, de la cannibalisation et de la
misère en battle-dress.
C’est aussi la relance des
programmes de construction d’avions français éprouvés avant ou pendant les
hostilités donc dépassés.
On va également tenter de développer
cette industrie en se basant sur les possibilités nationales et en s’essayant aux
techniques nouvelles (réaction, électronique, radar, …). Le projet est
ambitieux, trop ambitieux. Ainsi les programmes d’avions à réaction vont se
heurter à d’énormes difficultés et la complexité des matériels modernes va créer
des obstacles insurmontables. Les programmes sont trop lourds et impossibles à
mettre en route.
L’exemple le plus significatif de
cette impuissance reste certainement les défaillances de l’Espadon qui
intervient après l’abandon du Triton.
Afin de palier cet inconvénient
qui se concrétise par l’impossibilité de doter l’Armée de l’air d’avions
d’appui et d’intercepteurs, on mise tout sur un seul type d’appareil dont la
polyvalence permettra de répondre aux diverses nécessités.
Mais on ne peut attendre une
telle machine que l’industrie nationale ne peut d’ailleurs pas fournir :
on va donc se tourner une fois encore vers l’étranger.
L’avion polyvalent que l’on va
mettre en œuvre sera le Vampire Britannique ; l’industrie française le
fabriquera sous la désignation de Mistral.
Mais cet avion, comparativement à
ce que l’on attend, n’est pas assez performant et pas assez évolutif.
Le ballon d’oxygène viendra du Plan
d’Aide Militaire américain et des crédits « off-shore » injectés dans
l’économie française.
En revanche, la France à cette
époque ne va pas bâtir sa politique aéronautique uniquement sur cette
aide ; parallèlement elle va favoriser le développement de son industrie.
Ces études n’auront rien à voir
avec les différents programmes lancés entre 1945 et 1950 par les constructions
aéronautiques nationalisées (malgré le fait qu’un projet comme le vautour
aboutira à un excellent programme).
Donc tout n’est pas noir et du
côté du secteur privé, Marcel Dassault
fait voler en 1949 le premier chasseur à réaction : l’Ouragan.
Ainsi, au milieu des années 1950,
deux types de matériel vont se croiser : le Vampire et l’Ouragan avant
l’entrée en service du Mystère II et du Mystère IV A et ceux issus de l’aide
anglo-saxonne qui se concrétise par le Thunderjet et le Thunderstreak.
Le redressement viendra des Mystère et super Mystère et bien
évidemment à partir de 1956 du Mirage III. Se profile alors le programme Mirage
IV qui correspond parfaitement aux vues militaires stratégiques, ainsi qu’aux
visées politiques et diplomatiques.
La fin des années 1950 correspond
donc à un réel dynamisme qui concrétise parfaitement les volontés d’un pays, les attentes d’une
armée.
Afin d’être le plus exhaustif
possible en ce qui concerne cette vitalité retrouvée et le haut développement
technique atteint en 10 ans nous pouvons mentionner, à titre d’exemples, des prototypes
et des avions séries comme le trident, le Gerfaut, le Griffon ou encore l’intercepteur
Durandal.
Nous assistons là à un passage de
témoin qui va permettre au Mirage IV de se faire un nom.
Les missions
Le problème de la doctrine
d’emploi est crucial et cette période sera marquée par une question essentielle
qui s’est posée depuis la naissance de l’aéronautique militaire : quelle
place doit tenir l’Armée de l’air dans la défense de la France.
La volonté de ne pas attribuer un
rôle capital à l’Armée de l’air va-t-elle perdurer, les vieilles chimères
vont-elles revenir ?
Au sortir de la guerre les
aviateurs estiment que les forces aériennes qui ont joué un rôle prépondérant
dans les domaines tactiques et stratégiques doivent occuper un rôle fondamental
au sein du système militaire français.
Ainsi, en 1947 on peut lire
dans l’instruction sur l’emploi des forces : « … c’est la prise de possession du domaine aérien qui conditionne le
succès de toutes les opérations terrestres, navales ou mixtes ».
Mais c’est sans compter sur la résistance
de l’Armée de terre et de certains politiques qui en réduisant les
effectifs, dès 1946, grèvent les capacités d’intervention de l’Armée de l’air. Les
chefs des forces aériennes craignent à juste titre qu’elle ne soit cantonnée qu’à
de simples missions d’appui.
Les tensions avec le général Juin
se font de plus en plus pesantes. Il avance alors : « On ne peut pas envisager la création d’une
aviation stratégique nationale ; en cas de conflit on doit compter sur les
alliés ; l’Armée de l’air ne peut pas prétendre au rang d’instrument de
maîtrise de l’air, elle doit être préparée à intervenir dans des guerres
d’importance limitée ou des conflits coloniaux … ».
Intéressant de remarquer que les défenseurs de l’indépendance nationale
peuvent livrer aussi facilement la supériorité aérienne à nos alliés, les mêmes
qui diront que cette France ne doit pas devenir l’avant- poste sacrifié de
l’OTAN quelques années plus tard.
C’est la Commission Guyot
en 1946 qui va trancher : « L’Armée de
l’air doit renoncer à toute mission visant la conquête de la supériorité
aérienne et abandonner l’idée de se doter d’une force de bombardement
stratégique. L’effort d’équipement doit donc porter sur une aviation d’appui
composée de groupes de chasse, de bombardement léger et de reconnaissance, sur
des forces aériennes destinées à la défense du territoire et sur une aviation
de police des colonies. »
Les grandes illusions des
aviateurs sont définitivement enterrées.
Donc les directives sont
claires : la tâche principale sera la protection de l’Union Française et pour
cela il faudra accroître le nombre d’unités de police.
La deuxième mission sera de participer
aux forces internationales de sécurité dans un conflit limité.
Mais si l’Armée de l’air, dans
l’immédiat, peut assurer ses missions en ce qui concerne l’Empire colonial, il
semble évident qu’elle aura beaucoup de mal à les assurer en cas de conflit
généralisé impliquant le territoire métropolitain.
A partir de certains évènements
liés à la Guerre Froide
et par le truchement des accords internationaux, l’Armée française sera donc
intégrée dans un ensemble militaire interallié.
Ainsi, en cas de guerre l’Armée
de l’air sera chargée des missions de défense aérienne et d’appui aux forces de
surface assurant la défense du Rhin.
C’est donc l’impossible jeu des
changements de priorités puisque il faut assurer cette défense du Rhin alors que
la défense de l’Empire passera au second plan.
Ce sera donc une politique au
coup par coup qui sera menée et lorsque la guerre d’Indochine imposera des
missions plus significatives alors la
France se fera tirer l’oreille en ce qui concerne sa présence
en Europe. On lui reprochera son implication matérielle et humaine trop
importante en Extrême-Orient.
Elle essuiera exactement les mêmes
reproches lorsque surviendra la guerre d’Algérie.
Ainsi il est intéressant de
constater que la France
est toujours à la recherche d’une doctrine et de plans clairs en ce qui
concerne l’emploi de ses forces armées. Elle doit composer avec des priorités.
Elle doit donc, tout au long de ces 15 années, choisir entre l’appui tactique,
la défense aérienne du territoire et la police dans les colonies mais également
avec cette volonté, à peine dissimulée, d’acquérir une force de frappe
nucléaire. En 1958 l’Armée de l’air sort donc de cette instabilité et reçoit en
quelque sorte la possibilité de faire ses preuves.
Bientôt, désengagée dans les
colonies et dans le cadre de la structure militaire intégrée de l’OTAN, elle aura
pour missions la dissuasion nucléaire et la défense aérienne du territoire. Elle
sera alors reconnue sur le plan national et international et aura enfin acquis
cette importance qu’elle attendait depuis les années 1930.
En l’espace d’une dizaine
d’années, malgré des problèmes budgétaires énormes, malgré un contexte
international tendu, malgré une instabilité permanente et des effectifs faibles,
malgré une industrie aéronautique exsangue en 1945 et une dépendance quasi-totale
en ce qui concerne la production aéronautique, malgré cette non reconnaissance
et des missions qui changent de priorité tous les deux ans, l’Armée de l’air a
su passer du Dewoitine 520 au Mirage IV.
Yack 3 |
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