mercredi 29 juillet 2015

Enseignement militaire

Mathieu VAUDOUR
Centre de Recherche de l'Armée de l'air (CReA), École de l'Air, 13 661, Salon Air, France

Marc Bloch, résistant et historien, rédige le manuscrit de L’étrange défaite en 1940. L’ouvrage est caché et passe de main en main avant d’être publié en 1946, deux ans après que son auteur ne meure fusillé par la Gestapo. Les causes de la défaite militaire française durant la Deuxième Guerre mondiale y sont exposées dans une critique sans concession qui s’efforce d’apporter un regard scientifique sur les faits à mesure qu’ils se déroulent. Parmi les causes de la défaite, l’éducation apportée aux officiers est pointée du doigt comme l’un des facteurs déterminants. Pour Bloch, l’enseignement militaire, formaliste au point de brider l’intelligence et pseudoscientifique quant à son emploi de l’histoire, conditionne les officiers à mal appréhender les événements et à mal réagir aux surprises stratégiques. L’enseignement militaire qui ne respecte pas la vraie nature de l’histoire – science du changement – est donc contre-productif en temps de guerre, puisque le vrai conflit n’a rien à voir avec le cadre aseptisé des manœuvres et que la stratégie militaire ne s’expérimente pas, cette dernière ne vérifiant sa validité qu'à l'épreuve du feu.


Bloch, Marc. L’étrange défaite, Gallimard, Coll. Folio histoire, Paris, 1990, pp. 145-152.

Par deux fois, dans deux campagnes différentes, à plus de vingt ans d'intervalle, j'ai entendu des officiers brevetés dire de l'enseignement qu'ils avaient reçu : « L'Ecole de Guerre nous a trompés. » Ce n'est pourtant point qu'aux deux dates elle ait enseigné les mêmes choses. Rien, certainement, n'était, en 1939, plus étranger à l'esprit de nos chefs que les doctrines de Grandmaison — ce « criminel », s'écriait l'un d'eux — si chères aux stratèges de 1914 ; rien de plus opposé à leur vision de la guerre que le mépris de l'artillerie lourde, l'éloge de l'assaut à la baïonnette lancé contre des positions fortifiées, le dogme de l'offensive à tout prix. Mais, plus importantes que la matière même des leçons, les méthodes n'avaient pas assez changé.
Le capitaine T..., tempérament critique, s'il en fut, mais aussi vrai tempérament de chef, avait coutume de vitupérer drôlement contre les « idées générales » dont ses maîtres de l'École de Guerre s'étaient efforcés de lui inspirer le respect. « Les idées générales, ça n'existe pas. » Je ne prendrai pas cette condamnation à mon compte. Ce qui est vrai — et ce que T..., au fond, voulait dire — c'est qu'une idée, dans le domaine des sciences positives ou des techniques, n'a de valeur que comme image ou raccourci de faits concrets. Faute de quoi, elle se réduit à son étiquette, qui ne recouvre plus qu'un peu de vide. Or, tout professeur le sait bien, et un historien, peut-être, mieux que personne, il n'est pas, pour une pédagogie, de pire danger que d'enseigner des mots au lieu de choses. Piège d'autant plus mortel, en vérité, que les jeunes cerveaux sont, à l'ordinaire, déjà trop enclins à se griser de mots et à les prendre pour des choses. Précisément parce que les brevetés sont les intellectuels de l'armée et tirent, de la conscience de ce rôle, le sentiment de leur supériorité, je les ai toujours trouvés, pour la plupart, étonnamment sensibles aux formules. « Quelle tristesse de combattre sur son propre sol », nous disait un jour, en 1916, notre colonel, brillant sujet de l'École de Guerre, alors que nous montions vers les tranchées de départ de la Somme, dont il ne devait pas revenir. Mais, bien vite, il se reprit « Qu'importe ! La stratégie nous apprend que le seulobjet qui compte est de vaincre l'armée ennemie, où qu'elle soit. » Nos moissons ravagées, nos usines prisonnières, notre minerai de fer employé à forger les canons allemands : tout cela ne pesait plus rien, du moment que l'esprit pouvait chercher refuge dans une phrase de manuel. Dans quelques pages, qui demeurent parmi les plus solides d'une œuvre terriblement mêlée, Taine a expliqué comment le trait le plus caractéristique, sans doute, du génie napoléonien fut le pouvoir de découvrir, invariablement, derrière les signes, les réalités. Je crains que les modernes successeurs de Napoléon n'aient laissé perdre beaucoup de cet art souverain. A Rennes, le 17 juin, ne persistait-on pas à s'enivrer encore beaucoup, comme d'un philtre, du beau mot de « position » ?
Un enseignement qui n'a été que passivement reçu risque toujours de laisser seulement des traces un peu fugaces. Celui que l'on donne soi-même marque bien davantage l'esprit. Or, il n'était guère, parmi nos chefs ou nos camarades, d'ancien élève qui ne fût, à son tour, peu ou prou, monté en chaire. De tous les sports que pratique l'armée, le sport pédagogique compte, en effet, parmi les plus en vogue et, depuis les théories aux élèves caporaux jusqu'aux leçons savantes du C.H.E.M., elle présente l'image d'une immense ruche scolaire. Appartenant moi-même à la corporation des faiseurs de cours et n'y figurant point, hélas ! parmi les plus jeunes, je puis bien le dire : il faut toujours se méfier un peu des vieux pédagogues. Ils se sont constitués forcément, au cours de leur vie professionnelle, tout un arsenal de schémas verbaux auxquels leur intelligence finit par s'accrocher, comme à autant de Clous, parfois passablement rouillés. En outre, étant hommes de foi et de doctrine, ils inclinent, le plus souvent sans s'en douter, à favoriser, parmi leurs disciples, les dociles plutôt que les contredisants. Rares, du moins, sont ceux qui conservent jusqu'au bout un cerveau assez souple, et, vis-à-vis de leurs propres partis pris, un sens critique assez délié pour échapper à ces péchés de métier. Combien le danger n'est-il pas encore plus grand quand, les auditeurs étant aussi des subordonnés, la contradiction prend nécessairement allure d'indiscipline ! Les hauts rangs des états-majors étaient peuplés de professeurs déjà mûrs et les 3emes bureaux, à l'ordinaire, de leurs meilleurs élèves sélectionnés comme tels. Ce n'étaient peut-être pas, pour l'adaptation au neuf, d'excellentes conditions.
Je n'ignore pas qu'aux élèves de l'École de Guerre on s'efforçait d'enseigner des choses, beaucoup de choses. J'ai eu entre les mains plusieurs de leurs mémentos, bourrés de chiffres, de calculs horaires, de données sur les portées de tiret les consommations en munitions ou essence. Tout cela, sans conteste, fort utile et généralement fort bien su. Mais il y avait, à côté de cela, le Kriegsspiel, l'indispensable et périlleux Kriegsspiel. Voyez les maîtres et disciples, qui manient les unités sur la carte, à grand renfort de flèches multicolores. Quel don d'imagination ne leur faudrait-il pas, à l'un comme à l'autre, pour garder sans cesse présentes à l'esprit les réalités sous-jacentes à ces signes : le pénible cheminement des colonnes, les multiples incidents de la route, les bombardements, les inévitables retards, la soupe cuite après l'heure fixée, l'agent de liaison qui s'égare ou le chef qui perd la tête ? Quelle gymnastique d'assouplissement cérébral, surtout, ne serait pas nécessaire pour faire, assez large, la part de l'imprévu, c'est-à-dire, avant tout, de l'ennemi ?
Certes, cet ennemi, vrai trouble-fête de la stratégie, il n'était personne qui n'eût cherché, d'avance, à deviner ce qu'il ferait, afin de préparer, en conséquence, la riposte. Par malheur, dans cette guerre, comme, d'ailleurs, en août 1914 ou au printemps de 1917, avant l'offensive Nivelle, le malappris ne fit jamais ce qu'on attendait de lui. Je ne crois pas que la faute en ait été, au propre, de ne pas assez prévoir. Les prévisions n'avaient été établies, au contraire, qu'avec trop de détail. Mais elles s'appliquaient, chaque fois, seulement à un petit nombre d'éventualités. Dieu sait que nous l'avions assez fignolée, notre « manœuvre Dyle » ! Pour ma modeste part, je pourrais encore dire, si je n'avais brûlé mes archives, comment mes ravitaillements devaient être organisés, en Belgique, au jour J 9. Hélas ! à J 9, je n'avais plus — et pour cause — de dépôts en Belgique et presque plus de dépôts à l'arrière. Surtout, on s'était habitué, dans les écoles du temps de paix, à accorder une foi excessive au thème de manœuvre, aux théories tactiques, au papier, en un mot, et à se persuader, inconsciemment, que tout se passerait comme il était écrit. Quand les Allemands eurent refusé de jouer leur jeu, selon les règles de l'École de Guerre, on se trouva aussi désemparé que le mauvais orateur devant l'interpellation à laquelle son rôle ne lui fournit pas de réplique. On crut tout perdu et, par suite, on laissa tout perdre, parce que, pour guider l'action, trop tenue en lisière jusque-là par le dogme ou le verbe, il n'eût plus été de ressources que dans un esprit de réalisme, de décision et d'improvisation, auquel un enseignement trop formaliste n'avait pas dressé les cerveaux.
C'est à l'histoire que la stratégie, telle qu'elle s'étudie ordinairement en tous pays, demande cette substance concrète, dont elle éprouve le besoin, sans parvenir toujours à se la donner. Comment en serait-il autrement ? L'art militaire appartient à ce genre de techniques auxquelles l'expérimentation directe est interdite. Un constructeur d'auto, s'il conçoit l'idée d'une nouvelle voiture, n'a, pour en apprécier le fonctionnement, qu'à construire un modèle. Un maître èssciences du combat, par contre, veut-il examiner le comportement vraisemblable de deux armées, d'un type donné, sur le champ de bataille ? On le voit mal appeler sous les armes des dizaines de milliers d'hommes, puis, les ayant organisés à sa guise, les forcer à s'entretuer. Il y a bien les grandes manœuvres. Mais, précisément parce qu'on ne s'y tue point, ces « petites guerres », comme on les nommait autrefois, ne fournissent, on le sait, de la vraie guerre,qu'une image étrangement déformée, parfois, dans ses prétentions à la ressemblance, jusqu'au grotesque. Force est, dans ces conditions, de se rejeter sur les exemples du passé qui nous sont autant d'expériences naturelles.
Des faiblesses de notre préparation stratégique, accuserons-nous donc la part qu'y tenait l'histoire ? D'aucuns l'ont pensé : « Faut-il croire que l'histoire nous ait trompés ? » Ce doute, dans les dernières heures de notre séjour en Normandie, déjà assombries par la défaite, je l'ai surpris sur les lèvres d'un jeune officier à peine sorti de l'École. S'il entendait, parlà, jeter le soupçon sur l'enseignement soi-disant historique qu'il avait reçu, d'accord. Mais cet enseignement n'était pas l'histoire. Il se plaçait, en vérité, aux antipodes de la science qu'il croyait représenter.
Car l'histoire est, par essence, science du changement. Elle sait et elle enseigne que deux événements ne se reproduisent jamais tout à fait semblables, parce que jamais les conditions ne coïncident exactement. Sans doute, reconnaît-elle, dans l'évolution humaine, des éléments sinon permanents du moins durables. C'est pour avouer, en même temps, la variété, presque infinie, de leurs combinaisons. Sans doute, admet-elle, d'une civilisation à l'autre, certaines répétitions, sinon trait pour trait, du moins dans les grandes lignes du développement. Elle constate alors que, des deux parts, les conditions majeures ont été semblables. Elle peut s'essayer à pénétrer l'avenir ; elle n'est pas, je crois, incapable d'y parvenir. Mais ses leçons ne sont point que le passé recommence, que ce qui a été hier sera demain. Examinant comment hier a différé d'avant-hier et pourquoi, elle trouve, dans ce rapprochement, le moyen de prévoir en quel sens demain, à son tour, s'opposera à hier. Sur ses feuilles de recherche, les lignes, dont les faits écoulés lui dictent le tracé, ne sont jamais des droites ; elle n'y voit inscrites que des courbes, et ce sont des courbes encore que, par extrapolation, elle s'efforce de prolonger vers l'incertain des temps. Peu importe que la nature propre de son objet l'empêche de modifier à son gré les éléments du réel, comme le peuvent les disciplines d'expérimentation. Pour déceler les rapports qui, aux variations spontanées des facteurs, lient celles des phénomènes, l'observation et l'analyse lui sont des instruments suffisants. Par là, elle atteint les raisons des choses et de leurs mutations. Elle est, en un mot, authentiquement une science d'expérience puisque, par l'étude des réalités, qu'un effort d'intelligence et de comparaison lui permet de décomposer, elle réussit, de mieux en mieux, à découvrir les va-et-vient parallèles de la cause et de l'effet. Le physicien ne dit pas : « L'oxygène est un gaz, car, autour de nous, nous ne l'avons jamais vu que tel. » Il dit : « L'oxygène, dans certaines circonstances de température et de pression, qui sont, autour de nous, les plus fréquentes, se présente à l'état gazeux. »
L'historien, pareillement, sait bien que deux guerres qui se suivent, si, dans l'intervalle, la structure sociale, les techniques, la mentalité se sont métamorphosées, ne seront jamais la même guerre.
Or, contre l'enseignement historique, tel qu'il s'est presque invariablement pratiqué dans les écoles militaires, il n'est pas d'acte d'accusation plus terrible que cette simple et irréfutable constatation : aux chefs de 1914, il a persuadé que la guerre de 1914 serait celle de Napoléon ; aux chefs de 1939, que la guerre de 1939 serait celle de 1914. J'ai feuilleté jadis les conférences célèbres de Foch, professées, si mes souvenirs sont exacts, aux environs de 1910. Rarement lecture m'a procuré un pareil effarement. Certes, la bataille napoléonienne y est admirablement démontée. Mais elle est aussi donnée en exemple, sans souci du changement des temps. Non, j'imagine, que, çà et là, il ne soit possible de découvrir quelques remarques, jetées en passant, sur les différences de l'armement ou de l'équipement du terrain. Était-ce suffisant ? Il eût fallu avant toute description donner le holà au lecteur, lui dire : « Attention, les combats qui vont être racontés se déroulaient dans des pays où les routes étaient infiniment plus espacées qu'aujourd'hui, où les transports affectaient encore une lenteur quasi médiévale. Ils se sont livrés entre des armées dont la puissance de feu était, par rapport à la nôtre, infime et qui pouvaient tenir la baïonnette pour reine, parce que ni la mitrailleuse ni le barbelé n'étaient inventés. Si, de leur histoire, tu as, malgré tout, quelques leçons à tirer, ce sera à condition de te rappeler toujours que, partout où ces facteurs nouveaux sont appelés à jouer, l'expérience ancienne, qui ne les comportait point, perd toute valeur. » Avec les ouvrages ou les cours des modernes successeurs de Foch, je n'ai eu, je l'avoue, qu'un contact plus lointain. Le résultat m'assure que l'esprit n'avait pas évolué.

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