Mathieu VAUDOUR
Centre de Recherche de l'Armée de l'air (CReA), École de l'Air, 13 661, Salon Air, France
Marc Bloch, résistant et historien, rédige le
manuscrit de L’étrange défaite en
1940. L’ouvrage est caché et passe de main en main avant d’être publié en 1946,
deux ans après que son auteur ne meure fusillé par la Gestapo. Les causes de la
défaite militaire française durant la Deuxième Guerre mondiale y sont exposées
dans une critique sans concession qui s’efforce d’apporter un regard
scientifique sur les faits à mesure qu’ils se déroulent. Parmi les causes de la
défaite, l’éducation apportée aux officiers est pointée du doigt comme l’un des
facteurs déterminants. Pour Bloch, l’enseignement militaire, formaliste au
point de brider l’intelligence et pseudoscientifique quant à son emploi de
l’histoire, conditionne les officiers à mal appréhender les événements et à mal
réagir aux surprises stratégiques. L’enseignement militaire qui ne respecte pas
la vraie nature de l’histoire – science du changement – est donc contre-productif
en temps de guerre, puisque le vrai conflit n’a rien à voir avec le cadre
aseptisé des manœuvres et que la stratégie militaire ne s’expérimente pas, cette
dernière ne vérifiant sa validité qu'à l'épreuve du feu.
Bloch, Marc. L’étrange
défaite, Gallimard, Coll. Folio histoire, Paris, 1990, pp. 145-152.
Par deux fois, dans
deux campagnes différentes, à plus de vingt ans d'intervalle, j'ai entendu des
officiers brevetés dire de l'enseignement qu'ils avaient reçu : « L'Ecole de Guerre
nous a trompés. » Ce n'est pourtant point qu'aux deux dates elle ait enseigné
les mêmes choses. Rien, certainement, n'était, en 1939, plus étranger à
l'esprit de nos chefs que les doctrines de Grandmaison — ce
« criminel », s'écriait l'un d'eux — si chères aux stratèges de 1914
; rien de plus opposé à leur vision de la guerre que le mépris de l'artillerie
lourde, l'éloge de l'assaut à la baïonnette lancé contre des positions
fortifiées, le dogme de l'offensive à tout prix. Mais, plus importantes que la
matière même des leçons, les méthodes n'avaient pas assez changé.
Le capitaine T...,
tempérament critique, s'il en fut, mais aussi vrai tempérament de chef, avait
coutume de vitupérer drôlement contre les « idées générales » dont ses maîtres
de l'École de Guerre s'étaient efforcés de lui inspirer le respect. « Les idées
générales, ça n'existe pas. » Je ne prendrai pas cette condamnation à mon
compte. Ce qui est vrai — et ce que T..., au fond, voulait dire — c'est qu'une
idée, dans le domaine des sciences positives ou des techniques, n'a de valeur
que comme image ou raccourci de faits concrets. Faute de quoi, elle se réduit à
son étiquette, qui ne recouvre plus qu'un peu de vide. Or, tout professeur le
sait bien, et un historien, peut-être, mieux que personne, il n'est pas, pour
une pédagogie, de pire danger que d'enseigner des mots au lieu de choses. Piège
d'autant plus mortel, en vérité, que les jeunes cerveaux sont, à l'ordinaire,
déjà trop enclins à se griser de mots et à les prendre pour des choses. Précisément
parce que les brevetés sont les intellectuels de l'armée et tirent, de la
conscience de ce rôle, le sentiment de leur supériorité, je les ai toujours
trouvés, pour la plupart, étonnamment sensibles aux formules. « Quelle
tristesse de combattre sur son propre sol », nous disait un jour, en 1916,
notre colonel, brillant sujet de l'École de Guerre, alors que nous montions
vers les tranchées de départ de la Somme, dont il ne devait pas revenir. Mais,
bien vite, il se reprit « Qu'importe ! La stratégie nous apprend que le
seulobjet qui compte est de vaincre l'armée ennemie, où qu'elle soit. »
Nos moissons ravagées, nos usines prisonnières, notre minerai de fer employé à
forger les canons allemands : tout cela ne pesait plus rien, du moment que
l'esprit pouvait chercher refuge dans une phrase de manuel. Dans quelques
pages, qui demeurent parmi les plus solides d'une œuvre terriblement mêlée,
Taine a expliqué comment le trait le plus caractéristique, sans doute, du génie
napoléonien fut le pouvoir de découvrir, invariablement, derrière les signes,
les réalités. Je crains que les modernes successeurs de Napoléon n'aient laissé
perdre beaucoup de cet art souverain. A Rennes, le 17 juin, ne persistait-on
pas à s'enivrer encore beaucoup, comme d'un philtre, du beau mot de « position
» ?
Un enseignement qui n'a
été que passivement reçu risque toujours de laisser seulement des traces un peu
fugaces. Celui que l'on donne soi-même marque bien davantage l'esprit. Or, il
n'était guère, parmi nos chefs ou nos camarades, d'ancien élève qui ne fût, à
son tour, peu ou prou, monté en chaire. De tous les sports que pratique
l'armée, le sport pédagogique compte, en effet, parmi les plus en vogue et,
depuis les théories aux élèves caporaux jusqu'aux leçons savantes du C.H.E.M.,
elle présente l'image d'une immense ruche scolaire. Appartenant moi-même à la
corporation des faiseurs de cours et n'y figurant point, hélas ! parmi les plus
jeunes, je puis bien le dire : il faut toujours se méfier un peu des vieux
pédagogues. Ils se sont constitués forcément, au cours de leur vie
professionnelle, tout un arsenal de schémas verbaux auxquels leur intelligence
finit par s'accrocher, comme à autant de Clous, parfois passablement rouillés.
En outre, étant hommes de foi et de doctrine, ils inclinent, le plus souvent
sans s'en douter, à favoriser, parmi leurs disciples, les dociles plutôt que
les contredisants. Rares, du moins, sont ceux qui conservent jusqu'au bout un
cerveau assez souple, et, vis-à-vis de leurs propres partis pris, un sens critique
assez délié pour échapper à ces péchés de métier. Combien le danger n'est-il
pas encore plus grand quand, les auditeurs étant aussi des subordonnés, la
contradiction prend nécessairement allure d'indiscipline ! Les hauts rangs des
états-majors étaient peuplés de professeurs déjà mûrs et les 3emes bureaux, à
l'ordinaire, de leurs meilleurs élèves sélectionnés comme tels. Ce n'étaient
peut-être pas, pour l'adaptation au neuf, d'excellentes conditions.
Je n'ignore pas qu'aux
élèves de l'École de Guerre on s'efforçait d'enseigner des choses, beaucoup de
choses. J'ai eu entre les mains plusieurs de leurs mémentos, bourrés de
chiffres, de calculs horaires, de données sur les portées de tiret les
consommations en munitions ou essence. Tout cela, sans conteste, fort utile et généralement
fort bien su. Mais il y avait, à côté de cela, le Kriegsspiel, l'indispensable
et périlleux Kriegsspiel. Voyez les maîtres et disciples, qui manient les
unités sur la carte, à grand renfort de flèches multicolores. Quel don d'imagination
ne leur faudrait-il pas, à l'un comme à l'autre, pour garder sans cesse
présentes à l'esprit les réalités sous-jacentes à ces signes : le pénible
cheminement des colonnes, les multiples incidents de la route, les
bombardements, les inévitables retards, la soupe cuite après l'heure fixée,
l'agent de liaison qui s'égare ou le chef qui perd la tête ? Quelle gymnastique
d'assouplissement cérébral, surtout, ne serait pas nécessaire pour faire, assez
large, la part de l'imprévu, c'est-à-dire, avant tout, de l'ennemi ?
Certes, cet ennemi,
vrai trouble-fête de la stratégie, il n'était personne qui n'eût cherché,
d'avance, à deviner ce qu'il ferait, afin de préparer, en conséquence, la
riposte. Par malheur, dans cette guerre, comme, d'ailleurs, en août 1914 ou au
printemps de 1917, avant l'offensive Nivelle, le malappris ne fit jamais ce
qu'on attendait de lui. Je ne crois pas que la faute en ait été, au propre, de
ne pas assez prévoir. Les prévisions n'avaient été établies, au contraire,
qu'avec trop de détail. Mais elles s'appliquaient, chaque fois, seulement à un
petit nombre d'éventualités. Dieu sait que nous l'avions assez fignolée, notre
« manœuvre Dyle » ! Pour ma modeste part, je pourrais encore dire, si je
n'avais brûlé mes archives, comment mes ravitaillements devaient être
organisés, en Belgique, au jour J 9. Hélas ! à J 9, je n'avais plus — et pour
cause — de dépôts en Belgique et presque plus de dépôts à l'arrière. Surtout,
on s'était habitué, dans les écoles du temps de paix, à accorder une foi excessive
au thème de manœuvre, aux théories tactiques, au papier, en un mot, et à se
persuader, inconsciemment, que tout se passerait comme il était écrit. Quand
les Allemands eurent refusé de jouer leur jeu, selon les règles de l'École de
Guerre, on se trouva aussi désemparé que le mauvais orateur devant
l'interpellation à laquelle son rôle ne lui fournit pas de réplique. On crut
tout perdu et, par suite, on laissa tout perdre, parce que, pour guider
l'action, trop tenue en lisière jusque-là par le dogme ou le verbe, il n'eût
plus été de ressources que dans un esprit de réalisme, de décision et
d'improvisation, auquel un enseignement trop formaliste n'avait pas dressé les cerveaux.
C'est à l'histoire que
la stratégie, telle qu'elle s'étudie ordinairement en tous pays, demande cette
substance concrète, dont elle éprouve le besoin, sans parvenir toujours à se la
donner. Comment en serait-il autrement ? L'art militaire appartient à ce genre
de techniques auxquelles l'expérimentation directe est interdite. Un
constructeur d'auto, s'il conçoit l'idée d'une nouvelle voiture, n'a, pour en
apprécier le fonctionnement, qu'à construire un modèle. Un maître èssciences du
combat, par contre, veut-il examiner le comportement vraisemblable de deux
armées, d'un type donné, sur le champ de bataille ? On le voit mal appeler sous
les armes des dizaines de milliers d'hommes, puis, les ayant organisés à sa
guise, les forcer à s'entretuer. Il y a bien les grandes manœuvres. Mais,
précisément parce qu'on ne s'y tue point, ces « petites guerres », comme on les
nommait autrefois, ne fournissent, on le sait, de la vraie guerre,qu'une image
étrangement déformée, parfois, dans ses prétentions à la ressemblance, jusqu'au
grotesque. Force est, dans ces conditions, de se rejeter sur les exemples du
passé qui nous sont autant d'expériences naturelles.
Des faiblesses de notre
préparation stratégique, accuserons-nous donc la part qu'y tenait l'histoire ?
D'aucuns l'ont pensé : « Faut-il croire que l'histoire nous ait trompés ? » Ce
doute, dans les dernières heures de notre séjour en Normandie, déjà assombries
par la défaite, je l'ai surpris sur les lèvres d'un jeune officier à peine
sorti de l'École. S'il entendait, parlà, jeter le soupçon sur l'enseignement
soi-disant historique qu'il avait reçu, d'accord. Mais cet enseignement n'était
pas l'histoire. Il se plaçait, en vérité, aux antipodes de la science qu'il
croyait représenter.
Car l'histoire est, par
essence, science du changement. Elle sait et elle enseigne que deux événements
ne se reproduisent jamais tout à fait semblables, parce que jamais les conditions
ne coïncident exactement. Sans doute, reconnaît-elle, dans l'évolution humaine,
des éléments sinon permanents du moins durables. C'est pour avouer, en même
temps, la variété, presque infinie, de leurs combinaisons. Sans doute,
admet-elle, d'une civilisation à l'autre, certaines répétitions, sinon trait
pour trait, du moins dans les grandes lignes du développement. Elle constate
alors que, des deux parts, les conditions majeures ont été semblables. Elle
peut s'essayer à pénétrer l'avenir ; elle n'est pas, je crois, incapable d'y parvenir.
Mais ses leçons ne sont point que le passé recommence, que ce qui a été hier
sera demain. Examinant comment hier a différé d'avant-hier et pourquoi, elle
trouve, dans ce rapprochement, le moyen de prévoir en quel sens demain, à son
tour, s'opposera à hier. Sur ses feuilles de recherche, les lignes, dont les
faits écoulés lui dictent le tracé, ne sont jamais des droites ; elle n'y voit
inscrites que des courbes, et ce sont des courbes encore que, par
extrapolation, elle s'efforce de prolonger vers l'incertain des temps. Peu
importe que la nature propre de son objet l'empêche de modifier à son gré les
éléments du réel, comme le peuvent les disciplines d'expérimentation. Pour
déceler les rapports qui, aux variations spontanées des facteurs, lient celles
des phénomènes, l'observation et l'analyse lui sont des instruments suffisants.
Par là, elle atteint les raisons des choses et de leurs mutations. Elle est, en
un mot, authentiquement une science d'expérience puisque, par l'étude des
réalités, qu'un effort d'intelligence et de comparaison lui permet de
décomposer, elle réussit, de mieux en mieux, à découvrir les va-et-vient
parallèles de la cause et de l'effet. Le physicien ne dit pas : « L'oxygène est
un gaz, car, autour de nous, nous ne l'avons jamais vu que tel. » Il dit : «
L'oxygène, dans certaines circonstances de température et de pression, qui
sont, autour de nous, les plus fréquentes, se présente à l'état gazeux. »
L'historien, pareillement,
sait bien que deux guerres qui se suivent, si, dans l'intervalle, la structure
sociale, les techniques, la mentalité se sont métamorphosées, ne seront jamais
la même guerre.
Or, contre
l'enseignement historique, tel qu'il s'est presque invariablement pratiqué dans
les écoles militaires, il n'est pas d'acte d'accusation plus terrible que cette
simple et irréfutable constatation : aux chefs de 1914, il a persuadé que la
guerre de 1914 serait celle de Napoléon ; aux chefs de 1939, que la guerre de
1939 serait celle de 1914. J'ai feuilleté jadis les conférences célèbres de
Foch, professées, si mes souvenirs sont exacts, aux environs de 1910. Rarement
lecture m'a procuré un pareil effarement. Certes, la bataille napoléonienne y
est admirablement démontée. Mais elle est aussi donnée en exemple, sans souci
du changement des temps. Non, j'imagine, que, çà et là, il ne soit possible de
découvrir quelques remarques, jetées en passant, sur les différences de
l'armement ou de l'équipement du terrain. Était-ce suffisant ? Il eût fallu
avant toute description donner le holà au lecteur, lui dire : « Attention, les
combats qui vont être racontés se déroulaient dans des pays où les routes
étaient infiniment plus espacées qu'aujourd'hui, où les transports affectaient
encore une lenteur quasi médiévale. Ils se sont livrés entre des armées dont la
puissance de feu était, par rapport à la nôtre, infime et qui pouvaient tenir
la baïonnette pour reine, parce que ni la mitrailleuse ni le barbelé n'étaient
inventés. Si, de leur histoire, tu as, malgré tout, quelques leçons à tirer, ce
sera à condition de te rappeler toujours que, partout où ces facteurs nouveaux
sont appelés à jouer, l'expérience ancienne, qui ne les comportait point, perd
toute valeur. » Avec les ouvrages ou les cours des modernes successeurs de
Foch, je n'ai eu, je l'avoue, qu'un contact plus lointain. Le résultat m'assure
que l'esprit n'avait pas évolué.
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