mercredi 15 juillet 2015

Les leçons de l’histoire

Christian BRUN
Centre de Recherche de l'Armée de l'air (CReA), École de l'Air, 13 661, Salon Air, France

L’article présenté ci-dessous est paru dans la revue Forces Aériennes Françaises, en date d’Avril 1950, en page 5. L’auteur, le général de division aérienne Paul Gérardot, a été chef d’Etat-major général de l’Armée de l’Air du 7 septembre 1946 au 14 février 1947. A compter de cette date, il dirige le Centre d’Enseignement Supérieur Aérien.
Soixante-cinq ans après, ses écrits sont toujours d’actualité et les remarques formulées à l’époque par le général Gérardot, sur la connaissance historique, pourraient l’être actuellement de la même façon. Ainsi, ses conseils, ses recommandations, car nous pouvons parler ici de recommandations, s’adressent prioritairement à tous ceux qui estiment que l’Histoire est une discipline secondaire, à tous ceux qui s’improvisent historiens, à tous ceux qui confondent Histoire et histoires et Histoire et mémoire, à tous ceux qui font de l’Histoire pour régler des comptes et à toutes les personnes qui pensent que tout le monde peut enseigner l'Histoire. L'histoire est une discipline, elle n'est pas un divertissement, elle n'est pas une variable d'ajustement, elle n'est pas non plus un vecteur de mode, elle est la discipline incontournable dans les écoles de formation militaire.



L’étude de l’histoire est actuellement fort controversée. Les critiques ont un chef de file de marque : Valéry.
Celui-ci n’a-t-il pas écrit à la page 63 de ses Regards sur le monde actuel : « L’histoire est le produit le plus dangereux que la chimère de l’intellect ait élaboré. Ses propriétés sont bien connues. Elle fait rêver, elle enivre les peuples, leur engendre de faux souvenirs, exagère leurs réflexes, entretient leurs vieilles plaies, les tourmente de leur repos, les conduit au délire des grandeurs ou à celui de la persécution et rend les nations amères, superbes, insupportables et vaines.
L’histoire justifie ce que l’on veut. Elle n’enseigne rigoureusement rien, car elle contient tout et donne des exemples de tout.
Que de livres furent écrits qui se nommaient : La Leçon de ceci ! Les enseignements de cela ! … Rien de plus ridicule à lire, après les évènements qui ont suivi, les évènements que ces livres interprétaient dans les sens de l’avenir. »
Mais n’est-ce pas tirer un enseignement de l’histoire que de déclarer que les civilisations naissent, vivent et meurent, ou d’écrire à la page 47 du même livre :
« Dans les temps modernes, pas une puissance, pas un empire en Europe n’a pu demeurer au plus haut, commander au large autour de soi, ni même garder ses conquêtes pendant plus de cinquante ans. »
Comme on comprend que Julien Benda n’ait pas voulu prendre au sérieux ce qu’avait pu écrire ou dire de spirituel et charmant Valéry et qu’il ait répliqué dans sa France byzantine :
« Il est curieux de voir ce pur esthétisme de Valéry, lequel s’oppose rigoureusement à l’intellectualisme, en ce qu’il fait profession d’ignorer l’expérience aussi bien que la logique, pour ne reconnaître que la beauté, être salué d’intellectualisme, non seulement par le vulgaire, mais encore par des philosophes qu’on aurait cru avertis du sens des mots. »
Et plus loin, en parlant de la nomination de Paul Valéry comme président de la Société française de philosophie et de la séance commémorative du tricentenaire du Discours de la méthode, il ajoute :
« Il est probable toutefois que les membres de cette Société ne croyaient guère à la compétence de leur président, mais avaient cédé par leur geste à un snobisme littéraire, dont n’est pas toujours exempte leur corporation. »
Cessons donc, nous autres militaires, de sacrifier béatement à ce snobisme littéraire. L’étude de l’histoire a formé suffisamment de grands chefs français et étrangers pour nous prouver son importance.
Seulement ces grands hommes, leur intelligence et leur caractère aidant, ont su faire dans cette étude un choix judicieux que d’autres n’ont pas su faire.
Tout ce que nous pouvons admettre, c’est que l’histoire est sans doute une science encore en enfance ou tout au moins qui n’a pas encore suffisamment assis ses méthodes et que jusqu’à présent elle a été, à quelques exceptions près, étudiée d’une façon fort peu rationnelle.
Une des premières erreurs a été, je crois, de trop lui demander et de vouloir par des études d’ailleurs plus ou moins approfondies, plus ou moins bien menées ou, plus exactement menées le plus souvent avec un souci exagéré du détail, tirer des règles multiples, de véritables recettes de cuisine capables de guider, croyait-on, tous les chefs militaires dans la conduite des armées.
Il n’est pas de mon dessein de blâmer complètement les recettes de cuisine, valables et utiles durant une période donnée pour certains échelons subordonnés de la hiérarchie. Cela devrait être, à mon avis, le but que devraient se proposer nos règlements militaires. Cela l’est je crois, en partie du moins, par certains de nos règlements récents de notre armée de l’air.
Mais il n’est pas de pire erreur que celle de croire que de pareilles recettes de cuisine puissent s’adresser avec fruit à un Haut Commandement et surtout être pris pour des principes de guerre.
Dans les temps modernes, cette sorte d’enseignement s’est particulièrement développée après les guerres du Premier Empire. Il est vrai que la plupart des écrivains qui essayèrent de traiter ainsi l’histoire militaire sont à peu près tous aujourd’hui oubliés.
Jomini lui-même n’échappe pas à ces critiques, bien qu’il y ait encore des vues et des maximes fort justes dans son traité de l’Art militaire. Il reconnaît bien qu’il existe un petit nombre de principes fondamentaux, mais il en fait sortir quarante-cinq articles et cent cinquante à deux cents maximes d’application, qui, si elles se trouvent quelquefois modifiées selon les circonstances, peuvent néanmoins servir de boussole à un chef d’armée.
Mais ses articles sur les fronts, les lignes d’opérations et les lignes stratégiques, ses maximes sur les surprises d’armées, sur les retraites et les poursuites, sur les cantonnements et les quartiers d’hiver, etc., etc., font l’effet de recettes de cuisine applicables seulement à une époque, une région, un armement.
Clausewitz, si supérieur à tous les autres, qui a su tirer l’essence même des campagnes napoléoniennes, et qui a si bien su faire ressortir la puissance des grands principes éternels de la guerre, les a néanmoins mêlés trop souvent à des maximes secondaires et transitoires et qui paraissent aujourd’hui tout à fait périmées. Il restera néanmoins le grand théoricien de la masse et de la force qui a, intellectuellement, formé tous les chefs et tous els officiers d’état-major de l’armée allemande de 1870.
Quoi qu’il en soit, à l’heure actuelle, sauf Clausewitz dont la lecture reste toujours pleine d’intérêts pour celui qui veut s’en tenir aux grands principes, vrais aujourd’hui et demain comme ils l’étaient hier, la lecture des autres écrivains, d’un Jomini même, reste décevante et sans grand intérêt. Vouloir apprendre l’art de la guerre dans des livres faits de cette sorte, c’est accepter de se scléroser l’esprit, de cristalliser ses idées. Une pareille méthode d’étudier l’art de la guerre risque ainsi de conduire une armée droit à la mort. Heureusement aujourd’hui ces livres ont dépassé le stade où ils pouvaient être dangereux ; la réalité permet en effet, ce qui eût été impossible il y a cinquante ou soixante ans, de séparer le bon grain de l’ivraie.
Si l’étude détaillée des guerres est mauvaise quand elle s’acharne au détail et veut en tirer une multitudes de règles qui ne sauraient être que vaines, elle peut toutefois être utile si on ne veut en extraire que les principes essentiels, en oubliant les détails et élever l’« esprit » ed ceux qui sont appelés à devenir des chefs militaires.
« La connaissance d’une série de faits de guerre, dit le général von Bernhardi, exerce d’abord sur nous une certaine action morale. Quand nous voyons l’indécision et la faiblesse, le manque de valeur morale et intellectuelle, quand nous voyons l’action inspirée par des motifs égoïstes et personnels, nous nous sentons dégoûtés et indignés. Au contraire de belles actions, une conduite héroïque, la constance dans le malheur, la hardiesse dans l’action élèvent nos cœurs dans la mesure où nous sommes capables d’éprouver de grands sentiments et nous incitent à les imiter. »
A l’opposé, ces faits peuvent apprendre ce que l’on ne doit pas faire et l’enseignement négatif est un enseignement précieux. C’est l’amiral Daveluy qui dit dans l’Esprit de la guerre navale :
« En lisant l’histoire, on arrive à cette conclusion quelque peu décevante que, si beaucoup de gens ont fait la guerre, fort peu l’ont comprise. Les mêmes fautes, les mêmes erreurs se reproduisent avec une régularité presque mathématique. »
Mais cet enseignement ressort surtout d’une étude générale des guerres militaires et non de l’étude trop détaillée de quelques-unes seulement.
 Un autre défaut plus grave encore est le refus de l’histoire. C’est en général le fruit honteux de la paresse, qui essaie de s’appuyer sur les avis de quelques snobs et naturellement invoque Valéry. Cette opinion existe évidemment à l’heure actuelle, mais je ne veux pas croire pourtant qu’elle soit très généralisée dans l’armée. Elle l’a surtout été avant 1870.
Alors, dit Foch, « l’enseignement – celui basé sur les causes non approfondies, donc presque mystérieuses des succès de l’Empereur – conduisait naturellement au fétichisme ou au fatalisme, à la négation du travail, à l’inutilité d’une culture intellectuelle, à la paresse d’esprit.
On était doué ou on ne l’était pas.
On avait l’étincelle ou on ne l’avait pas.
Le réveil fut 1870 qui nous donna pour adversaires les esprits formés par l’enseignement de l’histoire et l’étude de cas concrets. »
C’est évidemment la méthode la plus mauvaise. Elle ne nous donna ni chef, ni officiers d’état-major. L’armée impériale de 1870 fut un magnifique corps sans tête, une armée courageuse, mais stupide.
Contre l’étude de l’histoire, il y a aussi un argument moderne, c’est celui de la technique. Les inventions modernes créeraient des guerres entièrement nouvelles ; les grands principes eux-mêmes ne leur seraient plus applicables, et rendraient par conséquent tout à fait inutiles les leçons de l’histoire.  
L’amiral italien Giamberardino a très justement réfuté cette thèse :
« Les principes de la guerre sont immuables, mais tout moyen matériel nouveau semble au premier abord les rendre vains et surpassés. Le nouvel engin engendre un désorientement, fruit de la surprise, dont la durée est plus ou moins longue selon les réactions du traditionalisme et les intempérances des enthousiasmes. Puis il rentre dans le cadre sans qu’il y ait eu contradiction, mais seulement nouvelle adaptation des principes éternels dont le fondement inébranlable ne repose pas sur la matière qui se transforme, mais sur les hommes qui sont toujours les mêmes et sur les lois de la vie, qui sont permanentes. »
Nous montrerons plus loin par l’exemple de Douhet combien il est facile d’incorporer les grands principes militaires dans la guerre la plus nouvelle, la guerre aérienne.
Enfin il y a une troisième erreur, c’est de n’axer les méditations militaires que sur l’étude de la dernière guerre. Encore quand celle-ci n’est pas vieille de plus de cinq à six ans, ceci peut se défendre. Mais dès que l’on dépasse ce laps de temps, il y a danger à l’étudier isolément. C’était pourtant la méthode en vigueur à l’Ecole de guerre avant 1939. Elle n’a pas peu contribué à cristalliser la doctrine de 1918 et à scléroser les esprits. Elle est inadmissible à un moment où la technique évolue très rapidement, car la seule chose dont on est sûr c’est justement que la prochaine guerre ne ressemblera pas à la dernière.
Toutefois il ne faut pas être absolu et cette étude peut-être envisagée utilement de deux façons différentes.
D’une part, en effet, l’évolution des procédés est permanente, et si on veut essayer de comprendre ce qu’ils peuvent être demain en fonction de l’évolution de la technique, il peut y avoir avantage à faire partir cette évolution des procédés de la dernière guerre et voir comment évoluent ou meurent les procédés d’alors sous la loi de la technique nouvelle qui s’impose.
D’autre part, on trouve souvent dans la dernière guerre l’amorce de la forme que celle de demain pourra prendre. Les fortifications de la guerre de Mandchourie en 1905, celles de Tchataldja dans la guerre balkanique de 1912, annonçaient la guerre des tranchées de 1914-1918. La bataille de chars de Cambrai en 1917 et l’appui aérien donné en mars 1918 par les aviateurs allemands à l’armée de von Hutier annonçaient les grandes percées allemandes de 1939-1940, la division aérienne du général Duval en 1918, les Bomber Command de la seconde guerre mondiale.
La guerre de demain trouvera peut-être le germe, mais rien que le germe de sa forme dans les opérations aéro-parachutées d’Arnhem et de Birmanie, dans le bombardement d’Hiroshima par la bombe atomique ou dans celui de Londres par les engins V.

Ayant vu très rapidement ce qu’il ne faut pas faire, ce que nous ne devons pas demander à l’histoire et, avant d’essayer d’établir ce qu’il faut faire, comment il faut à mon avis étudier l’histoire, je crois qu’il est bon de se rapporter, comme le général Colin l’a fait dans un livre tout à fait remarquable, à l’éducation militaire de Napoléon.
Ainsi donc Bonaparte n’a pas demandé à l’histoire ce qu’elle ne pouvait pas lui donner, c'est-à-dire des recettes de victoire ou des schémas de bataille. Il l’a étudiée pour n’en extraire que les principes de la conduite générale de la guerre, c'est-à-dire les règles qui ont régi les guerres quels que soient les armements dont se soient servis les adversaires.
Alors comme dit Jacques Pirenne dans Les grands courants de l’histoire universelle : « L’histoire, pour prendre la valeur d’une science de la société humaine doit être à même de faire des comparaisons ; elle ne le pourra qu’en tendant à se faire de plus en plus universelle. »
Et on pourrait parodier ainsi au profit de l’histoire militaire ce qu’il dit de l’histoire universelle.
« Seule, l’histoire militaire, en confrontant toutes les campagnes des armées, de tous les temps, de toutes les races, peut faire apparaître une sorte de philosophie de l’histoire militaire et amener à des conclusions militaires. »
Dans les temps modernes, un homme a appliqué en théorie ces principes à l’emploi de l’armée de l’air. C’est le général italien Douhet, premier théoricien de la guerre aérienne. Il est simplement malheureux qu’il ait mêlé à ces principes des applications à des cas particuliers et qu’il ait essayé de prévoir l’évolution de la technique dans un sens que les réalités ont jusqu’ici contredit, mais qu’elles peuvent aussi bien confirmer demain à nouveau.
Mais les principes de la guerre aérienne qu’il décrit découlent directement des grands principes de la guerre.
Comme dit le colonel Vauthier qui, avant le deuxième conflit mondial, avait particulièrement étudié ses œuvres : « il craint l’étude des campagnes passées, parce que les procédés anciens sont nécessairement caducs devant les armes nouvelles. Et, cependant il s’appuie sur les principes généraux qui ont réglé l’issue des campagnes anciennes. »
Par exemple, en ce qui concerne le principe de la masse et de l’économie des forces, voici ce qu’écrit Douhet :
« Les forces armées constituent un ensemble unique et indissoluble. Il importe donc que les trois forces armées soient coordonnées de façon à obtenir de leur ensemble un rendement maximum.
Il faut faire masse sur le point décisif, tout le reste du front tombe de soi-même. Ce principe doit être appliqué à l’ensemble de la guerre. Appliqué à un tel ensemble, il peut s’énoncer ainsi : il faut battre l’ennemi dans le domaine décisif.
Je dis que le champ décisif est le domaine aérien. Ceci admis, j’ajoute (en conformité avec le grand principe de guerre qui s’énonce : il faut faire masse sur le point décisif) qu’il faut faire masse dans le domaine aérien. »
Et pour faire masse en l’air, il demande la suppression des aviations auxiliaires.
Il n’est pas moins formel en ce qui concerne le principe de la bataille :
« Il n’y a qu’un moyen réellement efficace pour se défendre contre les attaques aériennes : conquérir la maîtrise de l’air …
Rien n’empêche à priori de penser que la conquête de la maîtrise de l’air puisse et doive être le résultat victorieux d’une lutte aérienne, parce que rien n’empêche à priori d’indiquer cette conquête comme le but de la guerre aérienne. »
Et ceci, qui est la prophétie même de ce que devait être plus tard la bataille aérienne d’Allemagne si énergiquement voulue par les Américains :
« Si la force aérienne, au lieu de chercher l’ennemi en l’air, où il ne veut pas se battre, se propose comme but d’action l’attaque d’un objectif de surface, elle met l’adversaire dans l’alternative de subir passivement cette attaque ou d’essayer de l’éloigner en s’y opposant. Dans le premier cas, la force aérienne assaillante, même si elle ne combat pas en l’air …, atteindra le but d’infliger un dommage à l’adversaire. Dans le second cas, il y aura un combat en l’air dans lequel l’assaillant se trouvera dans les conditions dominantes. Les actions de l’armée de l’air assaillante contre la surface ont le double but d’infliger un dommage à l’ennemi et de le provoquer au combat aérien. »
Enfin le principe de l’impulsion qui englobe ceux de vitesse et d’activité n’est-il pas inclus dans cette phase prophétique :
« C’est vraiment au début de la guerre, quand les résistances matérielles et morales de l’adversaire ne sont pas encore soudées, qu’il convient de déchaîner l’attaque aérienne de la façon la plus violente et la plus intense, sans trêve ni repos pour atteindre le résultat le plus grand avec le minimum des forces. »
N’est-ce pas décrite vingt ans à l’avance, l’attaque de la Pologne, de la Norvège, de la Yougoslavie ? N’est-ce point Pearl Harbour ou Manille ?
Les principes de la guerre aérienne que Douhet a énoncés ne sont-ils pas ceux répétés inlassablement par Napoléon à ses maréchaux et toujours mis par lui en application dans ses campagnes et dans ses batailles ?  Ne sont-ils pas ceux que les Américains en particulier ont appliqués dans la bataille aérienne d’Allemagne ou dans les campagnes « toutes armées du Pacifique ?
N’est-ce pas parce qu’ils ont été oubliés en 1939-1940 – sans doute parce qu’ils n’avaient pas été enseignés entre 1918 et 1939 – que nous avons été si complètement battus au début de la seconde guerre mondiale.
Nous avons pendant toute cette période été commandés par des chefs plus habitués de gérer – très médiocrement d’ailleurs – une armée sclérosée, qu’à penser à l’art de commander et à celui de conduire des opérations militaires de notre époque.
Clausewitz et Foch résument cette conduite de la guerre dans les trois mots : Préparation, Masse, Impulsion.
Or, notre armée n’avait pas été préparée. Jamais avant 1939 n’avaient eu lieu, par exemple, des manœuvres d’unités cuirassées (on se serait peut-être aperçu que leurs transmissions étaient insuffisantes, que la liaison chars-avion n’existait pas, que le rayon d’action des chars était trop court, etc., etc…). A-t-on même fait cet entraînement pendant la drôle de guerre ? Or, il n’y a pas d’armée sans entraînement et pas d’entraînement sans manœuvres se rapprochant d’aussi près que possible de la réalité.
Notre Haut Commandement a paru ignorer la puissance de la masse, si stupéfiant que cela puisse paraître. Non seulement notre armée était en matériel et en effectifs inférieure à l’armée allemande, mais encore notre Etat-major paraît s’être ingénié à multiplier ces défauts. Divisant notre armée en deux fractions, on avait massé sans utilité en Lorraine derrière la ligne Maginot et devant la ligne Siegfried des troupes qui furent ensuite jetées hâtivement et par petits paquets dans la bataille et y fondirent sans résultat.
M. Paul Reynaud, dans son livre : La France a sauvé l’Europe, écrit :
« La 2e division cuirassée est jetée par morceaux dans la fournaise au fur et à mesure du débarquement de ses chars. Notre stratégie fut celle des petits paquets tardifs.
… En face du jeu souple et puissant du corps cuirassé allemand, c’est la dispersion de nos divisions cuirassées, c’est leur isolement, leur morcellement, leur défaite.
… La phobie du corps cuirassé, la crainte du kolossal, la prétendue mesure, la fausse sagesse, la politique à 50 p. 100 nous a perdus. »
Et il rappelle la parole de Napoléon à Lauriston en 1804 : « Rappelez-vous bien ceci : réunion des forces. »
Notre armée de l’air, elle aussi, a ignoré la masse. Et elle l’a ignorée parce qu’elle n’avait pas de réunion de forces possible sans transmissions. Or il n’y a pas de réunion de forces possible sans transmissions. Napoléon s’en est aperçu à Waterloo avec Grouchy.
Et puis, il faut bien le dire, à tous les échelons du commandement l’enthousiasme et la foi ne pouvaient régner parmi les chefs et les états-majors qui sentaient obscurément qu’ils n’avaient pas leur outil en mains ; on ne pouvait donc voir se déclencher cette impulsion, fille des forces morales, sans laquelle il n’y a pas de victoire possible. C’est encore M. Paul Reynaud qui écrit :
« Pourquoi avons-nous été battus ? Parce que nos chefs militaires ont cru avoir le temps, parce qu’ils se sont laissé devancer par les évènements. »
C’est le manque d’activité, de foi, d’enthousiasme qui a fait que nos chefs n’ont su ni préparer, ni réussir, ni conduire leurs unités.
Je terminerai humblement par une petite histoire personnelle. Sortant de l’Ecole de guerre en 1937, je fus affecté au 3e Bureau de la 5e région aérienne, à Alger, commandée alors par un chef qui eut son heure de célébrité. Mon premier travail fut de me plonger dans le plan d’opérations qui venait d’être établi. Et j’y trouvais cette monstruosité : Il y avait en Afrique du Nord un seul groupe de chasse. Sa garnison était Bizerte. Il était composé de deux escadrilles de Dewoitine 370, en tout trente-deux avions, je crois, dont les disponibles ne s’élevaient jamais au dessus de six. Eh bien, lors de la mobilisation, le plan prévoyait que le groupe se disloquait en trois, un tiers de ses effectifs partant pour le Rif, un autre dans le Sud-Tunisien, tandis que le troisième restait pour défendre la région tunisienne. En somme deux avions sur chacun des fronts africains. M’appuyant sur le règlement et sur le simple bon sens, j’essayai de faire revenir sur cette décision. Celle qui fut prise fut de me retirer du 3e Bureau, où je ne comprenais vraisemblablement rien, pour m’affecter au 4e Bureau (Bureau fort peu considéré à l’époque) que j’étais tout juste bon à diriger.
Sans vouloir attacher plus d’importance qu’il ne convient à cet incident, qui me chagrina à l’époque, mais m’amuse aujourd’hui, j’en conclus que nos chefs militaires, ont avant la guerre oublié – ou pas eu le temps – de penser à leur métier, à la guerre, à l’art de la guerre. Ils ont cessé d’être des militaires pour être de médiocres administrateurs.
Pour être un chef, il faut vivre avec les quelques principes qui sont à la base de l’art de commander, de l’art d’administrer, de l’art de faire la guerre.
Ces principes sont de tous les temps. Ils ont été vrais hier. Ils seront encore vrais demain. Ils sont vrais dans les grandes batailles et ils sont vrais aussi dans les petites. Ils sont valables à tous les échelons de la hiérarchie, et c’est pourquoi nos récents règlements ont essayé de les mettre en exergue.
Leur importance mérite que tout militaire en soit imprégné. Ils justifient les cours d’histoire qui ont été rouverts au Centre d’enseignement supérieur aérien.
Puisse tout militaire être convaincu que Valéry avait tort et que, au siècle de l’arme atomique, il ne sera pas de bon chef qui ne soit formé aux sources de l’histoire comme tous les grands chefs et tous les grands théoriciens comme Napoléon et comme Douhet.

Général Gérardot

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