mercredi 4 mars 2015

De l'intérêt de l'histoire dans l'enseignement de l'éthique militaire (4)

Christian BRUN
Centre de Recherche de l'Armée de l'air (CReA), École de l'Air, 13 661, Salon Air, France

Les problématiques

L’individu en construction

La société dans son ensemble propose une règlementation, édicte des conditions et des lois du développement cognitif et affectif, des règles du comportement social positif, ou acceptable, des méthodes d’apprentissage, afin que l’imprévu ne puisse advenir. Il est donc impératif de les prendre en compte comme des éléments constitutifs en ce qui concerne le socle moral de l’individu, puisque lorsqu’il s’engage, il n’est que le pur produit d’une société. 



La morale est première dans la mise en place effective de ces règles permettant de vivre dans une communauté civile et militaire. Elle est également première dans le développement de la personne, car celle-ci doit d’abord intégrer la « condition » avant de pouvoir en discuter le bien-fondé.

La morale en tant que gardienne du comportement envers l’autre ne peut donc faire l’économie du sens. C’est ici que morale et éthique cheminent, que les principes éthiques peuvent transcender les règles morales dans un exercice de réflexion non balisé par des réponses définitives.

Le futur militaire est donc enfant d’une société qui le crée (apports sociétaux, culturels, familiaux) et sujet mû par le désir (motivation) dans une société qu’il recrée (société militaire dans laquelle il possède un statut et doit jouer un rôle). C’est cette double figure que traduit l’association morale et éthique et son aboutissement dans la maturité éthique.
Ainsi, les enseignements et les encadrements militaires doivent préparer à tout car nul imprévu n’est toléré ; cela se fait sous le signe de la déontologie et de la règle édictée, mais rarement sous celui de l’interrogation éthique, de la délibération, et du débat.

Effectivement, dans les armées, l’éthique ne s’intéressera qu’aux visées et aux intentions ainsi qu’aux modalités d’action prévues dans la décision d’agir, dans la planification de l’action et plus tard, peut-être, à la considération des conséquences.

Cependant, et nous en arrivons à notre enseignement et à l’appropriation de la culture, cet exercice ne peut se faire que sur fond de compréhension de la chose morale, que lorsque certains préceptes ont suffisamment été intégrés pour pouvoir être analysés et éventuellement remis en cause. L’émergence du sujet éthique ne peut se faire qu’après le temps de l’expérience, le temps de la maturation. Le sujet éthique est membre d’une communauté dont il est tributaire. Il est sujet dans le « monde » qui se sent responsable vis-à-vis de lui-même et de la société[1]. Nous sommes là dans le cœur du métier de militaire.

L’éthique se veut singulière. Elle se présente sous forme de principes élaborés ou éprouvés par le sujet, qui loin d’être des dogmes, lui servent de repères dans ses conduites socioprofessionnelles. C’est à partir de sa trajectoire et de son vécu, et en lien avec eux, que le sujet construit son éthique et se construit lui-même. Cette double construction lui permet de créer deux sens : celui de son action, et celui de son existence. D’où le lien fort entre identité et éthique, la seconde étant l’une des dimensions de la première.

Là encore, l’histoire peut permettre d’intégrer ces notions et notamment à partir du vécu des individus (témoignages) ayant participé à des opérations, à des conflits[2]. Ces expériences, ces récits de vie, ces « trajets » militaires, nous apportent des éléments de réponse intéressants sur les valeurs recherchées, la motivation, les besoins (être commandé et vouloir commander), les attentes et l’engagement dans l’institution militaire.  

L’individu et la démarche décisionnelle

Si le sujet commande vraiment l’action dans la planification qu’il a construite ou dans la phase de construction de l’acte, lorsque celui-ci est lancé par la décision de l’acteur, son déroulement et ses processus réels sont toujours différents de ceux qu’il attendait. Parce que la conjoncture est nouvelle et que les conditions et les circonstances ont changé, parce que le jeu d’interactions des acteurs se déploie de façon inattendue, parce que divers facteurs d’ordre matériel, biologique, psychologique ou social, qui n’avaient pas été pris en compte et n’auraient d’ailleurs pu l’être lorsque fut prise la décision d’agir, entrent comme actants (biais éventuels) dans la dynamique de l’acte concret, celui-ci ne peut être maîtrisé[3].

Le savoir qui compte n’est alors plus le savoir rationnel théorique, mais le savoir rationnel pratique, qui est fait de savoir-faire acquis et intégrés entre eux et mêlés avec des savoirs d’ordre théorique dans leur exercice répété, fait d’expériences aussi, mais également de capacité d’innover, de créer.
Intervient ici la capacité de prendre en compte la situation, de jauger les forces en présence et d’appréhender dans l’instant la configuration globale du jeu de leurs interactions.

Ainsi, le sujet, avant d’agir, doit se poser deux questions : celle du pourquoi de l’agir, c'est-à-dire des causes qui sous-tendent et celle de son « pour quoi », ce qui le renvoie à ses finalités et à ses objectifs.

Sans tomber dans une simplification réductrice et en reprenant des concepts éprouvés, nous partirons du principe que deux démarches intellectuelles peuvent être définies : une démarche de conviction et une démarche de responsabilité.

La première conduit le sujet à agir en fonction d’un creuset de valeurs qu’il s’est approprié, sans se soucier de l’efficacité ou des conséquences ultimes de son action.

La seconde l’amène à tenir compte de l’efficacité et des conséquences probables de l’action dans le choix de celle-ci.

C’est également à ce stade que les apports pédagogiques, que l’on a, jusqu’à maintenant, appelés faits historiques, peuvent et doivent intervenir. En effet, à cette étape de la démarche décisionnelle, les dilemmes, les analyses de situation sur le terrain, les interrogations sur les choix potentiels, les réflexions sur les conséquences de ses actes et des agissements de ses subordonnés, ne peuvent être présentés et expliqués qu’en se référant à des processus décisionnels finis, c'est-à-dire à des actions passées. Ainsi, seule l’histoire peut apporter son concours, l’histoire qui explique et non celle qui juge.

En effet, le fait historique doit être mis à contribution afin d’expliquer que le sensé doit être alimenté par le senti, mais aussi pour faire comprendre que, dans la démarche décisionnelle, il est impératif de suivre les « règles » déontologiques ou morales mais qu’il est primordial de les remettre en question si il y a lieu.

L’histoire, aussi, pour mettre en œuvre une analyse réflexive. C’est en cela que réside l’essentiel de la démarche éthique : réfléchir sur les principes, les orientations, les valeurs et pouvoir discuter de façon argumentée même si tout cela peut sembler très difficile en situation extrême ou dégradée[4].

Nous devons donc faire réfléchir sur cette question : comment assumer la responsabilité des intentions et des décisions ou des choix, de l’acte lancé par une action, cet acte pouvant emprunter, malgré les intentions de départ, des chemins inattendus, donc inconnus et non maîtrisables et entraîner des comportements et des agissements non conformes aux attentes personnelles et institutionnelles ?

La particularité de cet enseignement réside donc dans le fait de s’intéresser à ce qui se passe entre la décision d’agir et l’évaluation (retour d’expérience). Nous devons de par notre spécificité militaire prendre en compte l’acte lui-même et son étrangeté, s’intéresser donc à ce qui se passe en réalité.

L’individu dans l’action
Parce que la situation sur le terrain est unique et parce que le jeu complexe des interactions entre environnement, acteurs et actants se déploie toujours de façon neuve, inédite, chaque acte, sur le terrain, est lui-même unique et toujours neuf. Or le savoir théorique ne vaut et ne tient que pour le général. D’où encore une fois la difficulté de transmettre des notions d’éthique. Dans cette optique, il est donc nécessaire et préférable d’aborder des concepts périphériques puisque le cœur ne peut être atteint. Il est donc primordial de mettre à contribution les éléments historiques les plus significatifs afin d’intéresser et de « surprendre » les étudiants. Là encore la caution historique est essentielle et permet de « décortiquer » les facteurs mis en œuvre dans l’action à travers des opérations militaires et les conséquences sur l’ensemble des acteurs. Conséquences sur le résultat attendu (mission), sur les aspects psychologiques (effets et affects), sur la prise en compte de l’expérience vécue (intellect).

L’histoire, en tant « qu’outil », s’intéressera dès lors à la décision du sujet et aux visées ainsi qu’aux modalités prévues de l’action entreprise et, dans le processus de décision, à l’évaluation des conséquences prévisibles.

Tout militaire sur le terrain peut adopter un comportement qui peut directement ou indirectement causer des torts ; dans ce cas là, comment réagit cet individu ?

Il peut, soit rester indifférent c’est à dire occulter les effets de ses actes, soit les nier en  décidant consciemment ou inconsciemment de ne pas assumer leurs conséquences, soit agir de façon perverse en renforçant psychiquement les effets néfastes des torts causés dans un but de justification et de « validation ». Ainsi, le but de l’enseignement des expériences passées sera de montrer que ces comportements doivent être rejetés et que l’aboutissement d’une démarche qui se veut éthique, c'est-à-dire intentionnaliste et conséquentialiste, que nous appellerons ici « démarche éthique finalisée », est de remettre en question les fondements et les motifs de ses actes tout en assumant la responsabilité des impacts néfastes sur autrui.

Structure d’enseignement et principes recherchés

Pour le militaire la compréhension et l’appropriation de ce milieu, de cette indissociable interface entre morale et éthique ne peut naître que d’un exercice sur le plus ou moins long terme, exercice de réflexion et de sensibilisation (enseignement ou plus exactement apports de concepts) qui s’apparente davantage à l’art qu’à la science (d’où la difficulté de concevoir des cours d’éthique).

Nous voulions donc arriver à une réflexion éthique argumentée, c’est à dire à la maîtrise d’un savoir, à sa reformulation créatrice, dans la façon d’être et d’agir. Nous voulions que le sujet s’approprie la connaissance des préceptes moraux (approche philosophique), la connaissance de soi (approche psychologique), la connaissance de « l’Autre » et des autres (approche psychosociologique) et dans un but pédagogique de sensibilisation nous voulions, grâce à des exemples historiques (histoire appliquée), apporter les preuves « scientifiques ».

Nous voulions également faire reposer cet enseignement sur un triptyque qui mettrait à profit connaissances, capacités et attitudes : connaissance des règles des savoirs (cours de 1ère année), capacité de réflexion (cours de 2ème année) et mise en œuvre d’attitudes empreintes d’attention au contexte et de considération de l’Autre dans la façon d’être et d’agir (cours de 3ème année). Il est à noter que les notions abordées sur les trois années sont identiques, seuls le niveau d’approfondissement et les outils pédagogiques diffèrent.
En partant de ce constat, de simples cours théoriques ne pouvaient suffire, ils ne permettaient pas d’approcher la réalité et demeuraient strictement théoriques. Il était donc indispensable de réfléchir sur des contenus qui auraient la fonction d’un processus de formation et d’apprentissage en « acte », relevant d’un savoir pratique.

L’éducation dans l’action indirecte devenait alors un enjeu éthique où l’appropriation de l’incertitude et la tolérance à l’ambiguïté devenaient des paramètres incontournables. Nous sommes donc partis du principe que la réflexion éthique se construit sur la capacité à mesurer les difficultés potentielles (rôle des retours d’expériences). Les futurs officiers devaient donc apprendre à assumer la responsabilité du triptyque : choix, prise de décision et exécution, en mettant en œuvre une pratique réflexive dans la compréhension des situations et des conséquences[5].

Ainsi, faire une analyse réflexive requiert l’acquisition d’outils analytiques : savoir questionner le quoi, le comment, le pourquoi des choses. Les cours théoriques, les apports académiques donnés en première année, sont censés aider cette démarche.

Les cours en deuxième année sont censés leur apporter l’analyse complète des outils pédagogiques qui vont leur permettre de comprendre ce qu’ils ont vu en première année, et de matérialiser, de concrétiser des théories énoncées en des expériences analysées.

Les cours de troisième année doivent, quant à eux, permettre un apprentissage de la discussion, de ses mécanismes (argumentation) et des éléments de sa mise en place. Il est en effet essentiel de replacer le lieu de l’éthique au cœur de l’acte ; la responsabilité de l’acte doit être assumée par l’auteur (auctor) ; si l’auteur n’a pas la possibilité de réfléchir sur les conséquences de ses demandes ou de ses actions, alors il sera cantonné à appliquer les règles inculquées et ne pourra en aucune manière se sentir responsable, se sentir auteur de ses actes. Ces cours de troisième année peuvent permettre cette appropriation de la part du futur acteur.

Nous pouvons donc résumer et schématiser les précédentes explications en donnant les trois grands principes recherchés de ces enseignements : l’explicitation de ce qui fait problème (théorie qui doit arriver jusqu’à l’acte), la présentation d’une illustration (retours d’expériences historiques) et la proposition de pistes pour la réflexion et pour l’action touchant la réappropriation de l’acte par l’acteur en vue de l’exercice de sa responsabilité éthique en tant que professionnel (cas concrets basés sur l’histoire immédiate).




[1] Hannah Arendt, Responsabilité et jugement, Paris, Payot, 2003, p. 75.
[2] Jean-Michel Sandeau, L’histoire militaire comme mémoire des systèmes d’aide à la décision, Paris, Fondation pour les études de Défense nationale, 1990, p. 19.
[3] Christiane Gohier et Denis Jeffrey (dir.), Enseigner et former à l’éthique, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2005, pp. 66-67.
[4] Sandeau, op.cit., p. 7.
[5] Ibid., p. 36.

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