mercredi 28 janvier 2015

Les débuts de l’aérostation militaire

Christian BRUN
Centre de Recherche de l’Armée de l’air (CReA), École de l’Air, 13 661, Salon Air, France

L’aéronautique militaire n’est pas née au début du XXème siècle. En effet, l’Armée utilise la troisième dimension à des fins tactiques depuis 1794. Déjà, avant la période révolutionnaire les attentes sont très fortes : François Pilâtre de Rozier[1] et André Giroud de Villette[2], deux physiciens ayant fait l’expérience de la « machine » des frères Montgolfier[3], évoquent dès octobre 1783, dans le Journal de Paris, la possibilité de se servir du ballon comme d’une arme :

« Dès l’instant, je fus convaincu que cette Machine, peu dispendieuse, serait très utile dans une armée pour découvrir la position de celle de son ennemi, ses manœuvres, ses marches, ses dispositions, et les annoncer par des signaux aux troupes alliées de la Machine.[4] »

La bataille de Fleurus

Ainsi, depuis la découverte des frères Montgolfier en passant par la traversée de la Manche le 7 janvier 1785 par Jean-Pierre Blanchard[5] et John Jeffries[6], jusqu’à la bataille de Fleurus, de nombreuses expériences ont été menées sur les ballons. L’idée de militariser cette « arme en devenir » a donc germé très vite dans les esprits.
C’est par un décret datant du 2 avril 1794 que le premier service d’aérostation aux armées est créé sur ordre du Comité de Salut Public et confié à Jean-Marie Joseph Coutelle[7] qui devient ainsi le premier officier d’aéronautique.
Chef de la compagnie d’aérostiers, il propose alors au général Jourdan, de mettre à disposition de l’armée de Sambre-et-Meuse un aérostat. La démarche est intéressante puisque c’est un savant qui, sans avoir effectué d’expériences opérationnelles, propose directement aux armées un concept tactique. Le général Jourdan[8], d’abord incertain, est convaincu par les explications et les arguments avancés par Coutelle.
Après quelques mois de constructions, de recrutements et de formation, la 1ère compagnie d’aérostiers voit le jour et est mise à disposition de l’armée du général.
C’est pendant la bataille de Fleurus, le 26 juin 1794, que l’Entreprenant, entre en service et plane une dizaine d’heures au dessus du champ de bataille dans le but de renseigner le commandement sur les positions et les manœuvres des troupes ennemies. L’équipage est composé du général Morlot[9] et de Coutelle. Les deux observateurs sont en communication constante avec le général Jourdan.
Ainsi, peut-on considérer que cette opération est la première mission de reconnaissance. L’aéronautique militaire est née et par les services qu’elle vient de rendre pendant cette bataille et les effets psychologiques qu’elle a provoqués (le moral des armées coalisées a été affecté par la présence de ce ballon espion contre lequel on ne peut rien faire, par la vision de cette arme nouvelle qui effraie) elle a démontré tout son intérêt potentiel dans le domaine de l’observation tactique. L’utilisation de ce ballon a-t-elle été décisive ? Nous ne sommes pas en mesure de répondre de façon certaine, mais il est toutefois aisé de comprendre que le fait d’être constamment observé pendant les manœuvres à une hauteur moyenne de 300 mètres, et d’être conscient que le moindre changement sera connu immédiatement par l’ennemi qui aura donc l’avantage d’avoir un coup d’avance, n’est pas fait pour faciliter les réflexions tactiques et stratégiques.  
Coutelle a été l’initiateur de cette création et en est réellement l’âme. Il sera nommé commandant des aérostiers lorsque, après les succès de la 1ère compagnie, on décide d’en créer une deuxième afin de la mettre à disposition de Pichegru[10] et de Moreau[11]. Il prend part à toutes les campagnes sur la Meuse et sur le Rhin.
Dans toutes les batailles menées, il montre une vigilance et un professionnalisme qui, déjà à cette époque, parce que la moindre erreur commise peut entraîner une catastrophe, sont les principales caractéristiques des métiers liés à l’aéronautique. Par exemple, les opérations de gonflage sont longues et surtout dangereuses et demandent donc une attention particulière. Conté[12], le second de Coutelle, a donc perfectionné un procédé mis au point par Charles[13] permettant de conserver l’état du ballon pendant plusieurs semaines, voire plusieurs mois.
La force de ce couple formé par Coutelle et Conté, réside dans la répartition des taches à accomplir. Tandis que Coutelle est aux armées et s’occupe de la mise en œuvre opérationnelle des aérostats Conté, à la tête d’un parc aérostatique et bientôt d’une école d’aérostation, est positionné à Meudon. Il s’occupe de la formation des personnels et de la construction des ballons. Il en envoie sept aux armées en moins d’un an dans les deux compagnies. Tous ces ballons vont s’illustrer sur les grands théâtres de la guerre : la Belgique et l’Allemagne, le Rhin et le Danube.
Par un décret du 31 octobre 1794 la Convention décide l’ouverture à Meudon de la première école nationale aérostatique. Conté en devient logiquement le directeur.
L’enseignement comprend des cours de mécanique, de physique appliquée, de géographie pratique et de topographie aérienne. Il y a également des cours de règles de manœuvre et d’équilibre (maîtrise pratique du ballon) mais également la connaissance d’une sorte de télégraphie sommaire afin de communiquer avec les aérostiers restés à terre.
Cette télégraphie se fait à l’aide de petits drapeaux blancs, jaunes ou rouges. Pour correspondre avec les navigants on étend à terre des drapeaux semblables de différentes couleurs et de différentes positions.
Mais cette aérostation militaire compte des adversaires et notamment Hoche[14] et Bonaparte. Les deux compagnies seront donc mises à pied le 28 janvier 1799 et l’école sera fermée. Pourtant, les renseignements fournis par les officiers observateurs ont permis d’avoir des notions précises sur le nombre et la position des ennemis et sur la topographie. Pourtant les états-majors étrangers ne tarissaient pas d’éloges sur cette invention. Lorsque cela était permis, ils venaient nombreux observer les expériences menées dans le camp français. Mais, si l’on abandonne aussi rapidement le plus léger que l’air c’est probablement parce que la vitesse de mouvement et d’exécution des armées républicaines et plus tard impériales n’est pas compatible avec la lenteur des aérostiers.
Les ballons vont reprendre du service dès 1870 lors du siège de Paris, sous l’impulsion de Nadar[15] qui crée pour la circonstance une compagnie d’aérostiers afin de faire échapper les personnalités politiques et d’envoyer du courrier à l’extérieur. L’épisode le plus connu reste probablement « l’envolée » de Léon Gambetta[16] vers Tours. De leur côté, Gaston Tissandier[17], qui vient de s’échapper de la capitale en ballon, et Albert[18] son frère, vont créer une autre compagnie destinée à l’observation des champs de bataille. L’impulsion est donnée, il reste maintenant à officialiser cette nouvelle « arme ». 
Il faudra attendre 1875 pour voir à nouveau des études portant sur l’utilisation potentielle des ballons pour la défense du pays. Ces recherches, menées par un jeune capitaine du génie Charles Renard, aboutiront 2 ans plus tard à la création de Établissement central de l’aérostation militaire, situé dans une partie de l’ancien parc du château de Meudon.

L'entreprenant à la bataille de Fleurus



[1] Scientifique et aéronaute français né à Metz le 30 mars 1754 et décédé le 15 juin 1785 à Boulogne-sur-Mer.
[2] Aéronaute français né à Clamecy le 17 décembre 1752 et décédé en 1787 à Paris.
[3] Inventeurs de la montgolfière.
[4] CARLIER, Claude, « Sera maître du monde, qui sera maître de l’air ». La création de l’aviation militaire française, Paris, Economica, 2004, p. 13.
[5] Aéronaute français né au Petit-Andély le 4 juillet 1753 et décédé le 7 mars 1809 à Paris.
[6] Chirurgien américain né à Boston le 5 février 1744 et décédé le 16 septembre 1819 dans la même ville.
[7] Physicien français né au Mans le 3 janvier 1748 et décédé à Paris le 20 mars 1835.
[8] Maréchal d’Empire né à Limoges en 1762 et décédé à Paris le 23 novembre 1833.
[9] Général de la Révolution et de l’Empire né le 5 mai 1766 à Bousse et décédé le 22 mars 1809 à Bayonne.
[10] Général de la Révolution né aux Planches-près-Arbois le 16 février 1761 et décédé le 6 avril 1804 à Paris.
[11] Général de la Révolution et Maréchal de France né à Morlaix le 14 février 1763 et décédé le 2 septembre 1813 à Laun.
[12] Physicien et chimiste français né à Saint-Céneri-près-Sées le 4 août 1755 et décédé le 6 décembre 1805 à Paris.
[13] Physicien, chimiste et inventeur français né à Beaugency le 12 novembre 1746 et décédé le 7 avril 1823 à Paris.
[14] Général de la Révolution né à Versailles le 25 juin 1768 et décédé le 19 septembre 1797 à Wetzlar.
[15] De son vrai nom Gaspard-Félix Tournachon, est un aéronaute et photographe français né à Paris le 6 avril 1820 et décédé le 21 mars 1910 dans la même ville.
[16] Homme politique français né à Cahors le 2 avril 1838 et décédé le 31 décembre 1882 à Sèvres.
[17] Scientifique et aérostier français né à Paris le 21 novembre 1843 et décédé le 30 août 1899 dans la même ville.
[18] Architecte et aéronaute français, né à Anglure le 1er octobre 1839 et mort le 5 septembre 1906 à Jurançon.

2 commentaires:

  1. Un article très intéressant qui montre à l'époque du drone que la problématique du renseignement aérien n'est pas nouvelle.

    Juste quelques éléments pour compléter ce bel article :
    - Comme vous l'écrivez Bonaparte ne veut pas de ces ballons d'observations qui rendent les manœuvres trop lentes de son point de vue. "Napoléon et ses généraux, prophète et disciples du mouvement rapide, se concentrent sur le corps de bataille[...]." Même si un ballon peut rester gonflé trois mois, il semble focaliser sur le fait qu'il faut deux à trois jours pour construire des fourneaux et 12 à 15 heures pour gonfler un aérostat.
    Cf : Pascal GUY, "Ballons : la République met un œil dans le ciel", Guerres & Histoire, février 2012, n°5, p.80 à 84.

    - Les compagnies d’aérostiers sont de moins en moins utilisées. Cependant, une des compagnies d’aérostiers, celle de Coutelle, est envoyée pour la campagne d’Égypte. Une nouvelle compagnie de 40 hommes est créée et envoyée vers l’Égypte mais elle coule lors du désastre d’Aboukir. Conté réussit malgré cela à faire voler des dirigeables qui vont impressionner les Égyptiens.
    L’analyse que fait le Général Jourdan sur les ballons est très critique, il explique que les ballons n’ont servi qu’à impressionner l’ennemi. Mais comme le fait remarquer F. Pascal : « Jourdan était peut-être agacé de voir son mérite dans la victoire de Fleurus être quelque peu amoindri par l’invention de l’aérostat… »
    Avec Conté et Coutelle en Égypte le ballon n’a plus de défenseur. De plus, le directoire connaît de grandes difficultés économiques. Par conséquent, les compagnies d’aérostiers sont dissoutes le 21 mars 1799. Cependant suite à des réactions, il est autorisé la poursuite d’un enseignement relatif à l’aérostation militaire à l’école du génie de Metz.

    En décembre 1826 le ministre de la guerre institue une commission militaire des aérostats chargée de lui faire un rapport. Le rapport est rendu le 9 février 1828, ce dernier explique que les contraintes techniques, surtout pour la création d’hydrogène, ont été dépassées ce qui rend le ballon plus pratique. Cependant malgré ce rapport positif, on en reste là...
    Cf : PASCAL F., L’aérostation et l’école d’aérostation pendant la Révolution, Vernon, 1992, [G1963] au SHD

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