Thierry M. FAURE
Centre de Recherche
de l’Armée de l’air (CReA), École de l’Air, 13 661, Salon Air, France
Il est souvent difficile d’attacher le nom d’une personne à la fondation d’une nouvelle discipline scientifique, car cette dernière résulte de l’évolution de domaines déjà établis. Il en est ainsi de l’aérodynamique, branche de la mécanique des fluides dont les bases remontent aux travaux de Newton [1], Bernoulli [2], Euler [3] et d’Alembert [4]. Elle s’intéresse à l’étude du mouvement de corps dans l’air et, dès son origine, est directement liée au développement de l’aéronautique. Cependant, on peut raisonnablement considérer que George Cayley (Figure 1) est le véritable initiateur de l’aérodynamique à travers des approches théoriques, expérimentales et la conception d’aéronefs qui permirent la réussite des premiers vols planés en 1849 et 1853.
Figure 1 : George Cayley [Royal Aeronautical Society] |
George
Cayley (1773-1857) était le sixième baron de Brompton (Yorkshire), charge dont
il hérita au décès de son père en 1792 alors qu’il achevait sa formation
académique. Il s’intéressa très tôt à la mécanique et à l’observation de la
nature et développa tout au long de sa vie des inventions dans des domaines
aussi variés que l’agriculture, l’aérostation, l’aérodynamique, la conception
de moteurs, la structure ou la sécurité ferroviaire [5]. Il eut l’idée de la roue à rayons, d’un tracteur à
chenilles et conçut une prothèse de main articulée. Ces travaux étaient fondés
sur une réflexion scientifique, des expérimentations sur modèles réduits et conduisirent
parfois à la conception de dispositifs opérationnels. Disposant de ressources financières
par sa naissance, il ne chercha pas à tirer un profit matériel de ses
inventions estimant qu’elles devaient être diffusées librement et sans droit d’auteur.
Dès
1799, il donna pour la première fois la définition des efforts aérodynamiques
s’exerçant sur un aéronef en faisant la différence entre les forces de portance
et de traînée [6]. Bien que jusqu’alors les premières tentatives
aéronautiques avaient choisi, par mimétisme des insectes et des oiseaux, le vol
par aile battante, Cayley définit pour la première fois un aéronef à aile fixe,
en dissociant la sustentation de la propulsion. Ces idées furent gravées sur un
disque d’argent, qui représente la première définition d’un aéroplane (Figure 2). Le système de propulsion proposé, et qui sera
ultérieurement repris, était constitué de deux rames ou batteurs, par analogie
avec la propulsion maritime, ce système pouvant être entraîné par un moteur. Il
ne sera néanmoins jamais mis en œuvre, les futurs essais sur maquette ou
modèles réels se limitant au vol plané. George Cayley poursuivit en 1804 son
étude de l’aérodynamique par l’implantation d’une aile fixée à l’extrémité d’un
bras mis en rotation, système permettant de mesurer les efforts aérodynamiques.
Ces résultats présentent un excellent accord avec les mesures actuelles [7] et mettent en défaut la théorie développée par
Newton. Cependant, dans un premier temps, Cayley demeurait sceptique quant à la
comparaison de la résistance éprouvée par une aile en rotation et une aile en
mouvement rectiligne. Il réalisa cette même année la première maquette d’un
planeur comportant les éléments des avions actuels, c’est-à-dire une aile
portante, un fuselage rectiligne et un empennage (Figure 3). Ce modèle d’environ 1 m de longueur, était
lancé à la main et possédait une aile triangulaire semblable à un cerf-volant [8]. Il faut noter que toutes les ailes des aéroplanes
développés par Cayley présentent des valeurs d’allongement (rapport entre le
carré de l’envergure et la surface de l’aile) de l’ordre de 1, alors que les
valeurs des allongements des ailes actuelles sont de l’ordre de 8 pour les
avions et peuvent dépasser 20 pour les planeurs. Une valeur élevée
d’allongement permet d’obtenir de meilleures performances aérodynamiques, en
réduisant la traînée induite, mais est pénalisante du fait d’une moindre
résistance de la structure. Cette dernière considération devait être présente à
l’esprit de Cayley, compte-tenu des matériaux disponibles en son temps. Sur ce
modèle de planeur, l’aile était fixée avec un angle d’incidence de 6°,
caractéristique de l’incidence de l’aile de corbeau en vol. Il semble néanmoins
que Cayley ait sous-estimé l’incidence réelle de l’aile. L’équilibre du planeur
était réalisé en orientant l’empennage vers le bas.
Figure 2 : Dessin d’un aéroplane et schéma des forces aérodynamiques de portance et de traînée [Science Museum / Science & Society Picture Library] |
Figure 3 : Schéma moderne de la maquette de planeur de 1804 |
En
1808, l’observation d’un héron permit à Cayley de mettre en évidence
l’augmentation de la portance avec la cambrure de l’aile, résultat qui ne sera
démontré mathématiquement qu’en 1902 par Martin
Kutta [9] et en 1907 par Nicolaï Joukowski [10]. Toujours d’après cette observation d’un héron, Cayley
concéda qu’un allongement élevé était adapté au vol à faible vitesse, résultat
qu’il ne repris cependant pas dans ses futurs modèles d’aéroplanes. Une autre
contribution importante à l’aérodynamique est la mise en évidence du dièdre sur
la stabilité en roulis d’un aéroplane. Le dièdre est réalisé en donnant aux
deux demi-ailes une forme en V aplati. Cependant, l’interprétation physique faite
par Cayley de l’intérêt de cette géométrie est incorrecte [11]. Cette caractéristique sera reprise dans le dessin du
planeur de 1818 (Figure
4). Concernant les matériaux, George Cayley nota que
les cannes de bambou, à la fois légères et résistantes, pourraient constituer
d’excellents éléments de structure pour la navigation aérienne. Un autre
résultat remarquable est la définition de la forme profilée qui engendre la
traînée minimum, à savoir le contour d’une truite (Figure 5). La comparaison de cette forme avec un profil NACA
63A016, qui fut développé dans les années 1940, présente un accord presque
parfait [12]. Cependant, Cayley n’utilisa pas cette forme pour la
construction de l’aile de son aéroplane. Il considérait, d’après l’observation
des oiseaux, que la forme idéale était un profil très mince, erreur physique
largement répandue au début de l’aéronautique et qui ne sera mise en défaut
qu’en 1917 avec les travaux de Ludwig Prandtl. George Cayley réfléchît également
à un système de propulsion adapté à l’aéronautique. Ne disposant pas à son
époque de source d’énergie suffisante pour atteindre un tel objectif, il eut
l’idée de développer un moteur à combustion interne à explosion fonctionnant
avec de la poudre à canon puis un moteur à air chaud, initialement conçu pour
la propulsion de dirigeables. Ces deux projets ne virent pas leur réalisation.
Après une version améliorée du bras tournant avec deux ailes à chaque extrémité
(Figure
6) et une nouvelle version de planeur en 1818 (Figure 4), George Cayley délaissa l’aérodynamique pour un
temps.
Figure 6 : Bras tournant pour la mesure de forces aérodynamiques sur des ailes, version de 1818 [6]. |
Ce
n’est qu’après 1843 et le brevet de William S. Henson de l’“Aerial Steam
Carriage” (Figure 7) que George Cayley s’intéressa à nouveau à
l’aérodynamique [13]. Il énonce pour la première fois le concept du “Convertiplane”, une sorte de girodyne permettant un décollage vertical au moyen de deux doubles rotors contrarotatifs, puis une propulsion
horizontale en transformant les rotors en
ailes circulaires portantes, la propulsion horizontale étant réalisée par deux
hélices verticales (Figure
8). Dans un second article de la même année [14], Cayley critique le projet de William Henson, qui
sera par ailleurs un échec, notamment l’absence de dièdre de l’aile et son
envergure trop importante. Il met ainsi en doute la tenue mécanique de la
structure et suggère de diviser cette surface en trois plans superposés, ce qui
est la première évocation d’une aile triplan. Cette configuration sera
d’ailleurs reprise sur son prochain planeur réalisé en 1849 (Figure 9). Comme ce dernier était de taille relativement
réduite et ne pouvait embarquer un adulte, c’est un enfant de dix ans qui prit
place à son bord. Il réalisa les premiers vols planés de l’histoire sur une
distance de plusieurs mètres, en étant lancé d’une colline ou tracté par plusieurs
personnes au moyen d’une corde.
Figure 7 : Dessin publicitaire de l’“Aerial Steam Carriage” [Royal Aeronautical Society] |
Figure 8 : Principe du “Convertiplane” de 1843 [13] |
Figure 9 : Planeur de 1849 [6] |
Dans
la continuité de ce planeur, Cayley reprit des essais avec une nouvelle
évolution de la maquette de 1804, possédant une aile rectangulaire
d’allongement de 1,5. Il réalisa une nouvelle version de planeur pouvant
emporter un homme, dénommé le “Governable parachute” (Figure 10) et disposant, tout comme la
version de 1849, d’un double empennage (un sur la nacelle et un second
orientable sur l’aile). C’est sans doute cette version de planeur qui fut
testée vers 1853 avec à son bord le cocher de Cayley. Après un vol d’environ 200 m
lancé depuis une colline, il aurait déclaré après l’atterrissage :
« S’il vous plait, Sir George, je vous donne ma démission, j’ai été engagé
pour conduire des chevaux et non pour voler ».
Figure 10 : Planeur de 1852 [15] |
Par
l’ensemble de ses travaux, Georges Cayley a eu un rôle fondateur en
aérodynamique et en aéronautique. Après avoir été le premier à définir les
efforts de portance et de traînée et le premier à introduire le concept de
l’aéronef à aile fixe, en dissociant la portance de la propulsion, il comprit
de nombreux phénomènes. Ainsi, il mit en évidence l’effet de la cambrure sur la
portance ou le dièdre d’une aile sur sa stabilité, même si sa compréhension de
la physique était parfois erronée. L’ensemble de ces avancées n’ont pu être
réalisées que par son approche expérimentale. George Cayley inscrivait ses
recherches dans la lignée de Newton, Bernoulli, Euler, ou d’Alembert, mais
contrairement à ceux-ci, il n’avait pas pour objectif un formalisme
mathématique de la physique. Cayley demeurait sceptique sur la possibilité
d’une telle approche pour l’aérodynamique, comme le prouve cette
citation : « Je crains cependant que l’ensemble de ce sujet ne soit
de nature si obscure, qu’il faille l’examiner par l’expérience plutôt que par
le raisonnement et en l’absence de tout résultat probant fourni par l’une ou
l’autre méthode, le seul chemin qui se présente est d’imiter la nature :
en conséquence, je citerai comme exemples à imiter le profil de la truite et
celui de la bécasse » [6]. Il faudra attendre plus d’un siècle avant que la
plupart de ses idées trouvent leur développement sous forme mathématique.
Références
[2]
Bernoulli, D. (1738) Hydrodynamica,
Strasbourg.
[3]
Euler, L. (1755) Principes généraux
du mouvement des fluides, Académie
Royale des Sciences et des Belles-Lettres de Berlin.
[4]
Le Rond d’Alembert, J., Condorcet, A., Bossut, C. (1777) Nouvelle
Expériences sur la Résistance des Fluides, Paris.
[5]
Ackroyd, J.A.D. (2011) Sir George Cayley: The Invention of the Aeroplane
near Scarborough at the Time of Trafalgar, Journal
of Aeronautical History, Paper No. 2011/ 6, 52 p.
[6]
Cayley, G. (1933) Aeronautical and Miscellaneous Note-Book (ca.
1799-1826) of Sir George Cayley, Cambridge.
[7]
Yates, A.H. (1954) Aerodynamics in 1804: The pioneer work of Sir George
Cayley, Flight, Vol. 51,
pp. 612-613.
[8]
Anderson Jr., J.D. (2005) Fundamentals of Aerodynamics, third edition, Colombus, McGraw Hill.
[9]
Kutta, M.W. (1902) Auftriebskräfte in strömenden Flüssigkeiten, Illus.
Aeronautische Mitteilungen, Vol. 6, pp. 133-135.
[10]
Joukowski, N.E. (1907) On annexed bounded vortices, Trudy Otd. Fiz. Nauk. Mosk. Obshch. Lyub. Estest. Antr. Etn.,
Vol. 13 No. 2, pp. 12-25 (in russian).
[11]
Cayley, G. (1809) On aerial navigation, A Journal of Natural Philosophy,
Chemistry and the Arts, Vol. 24,
pp. 164-174, (1810), Vol. 25,
pp. 81-87, pp. 161-169.
[12]
Kármán, T. von (1956) Aérodynamique, Interavia, Genève.
[13]
Cayley, G. (1843) Retrospect of the progress of aerial navigation, and
demonstration of the principles by which it must be governed, Mechanics’
Magazine, Vol. 38,
pp. 263-265.
[14]
Cayley, G. (1843) On the principles of aerial navigation, Mechanics’
Magazine, Vol. 38,
pp 273-278.
[15]
Cayley, G. (1852) Sir George Cayley’s Governable Parachutes, Mechanics’
Magazine, Vol. 57,
pp. 241-244.
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