Christian BRUN
Centre de
Recherche de l'Armée de l'air (CReA), École de l'Air, 13 661, Salon Air, France
Les notions
détaillées
Nous
allons lister les notions retenues dans l’analyse factorielle présentée, à
savoir les intitulés des enseignements à dispenser, notamment dans le cadre des
armées françaises. Bien évidemment, ces cours n’ont pas la prétention
d’apporter des réponses définitives aux questionnements des étudiants (futurs
militaires), mais en revanche ils permettent de mettre en place des pistes de
réflexion, pistes à partir de faits historiques analysés c'est-à-dire éprouvés.
Ces
enseignements ont été choisis parce qu’ils permettaient de positionner
l’éthique en tant que dimension centrale, une dimension qui donne
signification, intelligibilité, autrement dit rationalité et cohérence à toute
action. Mais il est nécessaire de garder à l’esprit que toutes les notions abordées
auront pour finalité une réflexion sur les limites du droit, des obligations,
de la morale institutionnelle dans certaines situations. Ainsi, la morale
réfléchie, que nous appellerons ici l’éthique appliquée, et qui correspond au
premier outil du militaire avant une prise de décision, une action, doit rester
la toile de fond de ces réflexions.
Certains
points, ci-dessous listés, abordent parfois des thèmes similaires. Les sphères
de réflexion en ce qui concerne le contenu des questionnements, dans un but de
liaison fonctionnelle, se chevauchent. Il est indispensable de garder à
l’esprit que le fil directeur qui relie tous ces thèmes est une réflexion
dynamique sur l’éthique en tant qu’outil devant servir au commandement au sein
des armées.
La
liste des notions à aborder n’est pas exhaustive et la structure peut et doit
évoluer. De plus, les thématiques historiques peuvent également être modifiées.
1 – La société en tant que sphère préparatoire de
l’individu et première étape dans la formation à la morale et à l’éthique
Les
expériences, les connaissances et les rapports de l’individu (futur militaire)
avec le droit, la morale et l’éthique (héritage du monde civil). Ce
questionnement pourrait s’étendre aux notions d’autorité, d’obéissance et de
responsabilité.
Exemple
historique :
les mouvements de résistance pendant la Seconde Guerre mondiale.
2 – L’individu en tant que futur militaire ;
les notions de valeurs, de motivation, de besoin, et de satisfaction
Les
réflexions pourraient aborder les notions de « personnalité », de
« besoins » et de motivation des individus dans le cadre des aspects
liés au commandement, à la hiérarchie, à la morale.
Exemples
historiques :
la Bataille
d’Alger ; l’engagement dans la
Guerre d’Espagne.
3 – L’engagement ou l’acceptation d’un
« métier » particulier
A
ce niveau, les problématiques portant sur les notions de service, de loyauté,
d’honneur, de compréhension, de connaissance et d’acceptation des idées de
défense et de combat, pourraient être abordées.
Exemples
historiques :
volonté de combattre pendant la Première
Guerre mondiale ; les Forces Aériennes Françaises
Libres.
4 – La structure institutionnelle : l’Armée de
l’Air en tant que réceptacle
Pourraient
être analysées ici les questionnements sur l’éthos, la « culture Armée de
l’Air », l’impact des traditions, mais également le rôle, l’application et
les limites des codifications au sein de l’institution avec pour finalité la
discipline pensée et acceptée.
Exemples
historiques :
les bombardements pendant la Seconde Guerre
mondiale ; les commandos parachutistes de l’air en Algérie.
5 – Une institution qui prépare à un métier
Les
notions liées aux particularités du métier et notamment aux obligations
professionnelles, morales et sociales, ainsi que certains points abordant des
aspects purement déontologiques liés à la conduite dans certaines missions
pourraient être étudiées.
Exemples
historiques :
l’Opération aérienne de Suez ; Hiroshima.
6 – Un
métier qui prépare à une participation à des conflits
A
ce niveau, nous pourrions envisager de réfléchir sur des notions de guerre
juste et injuste, du droit à la guerre, dans la guerre, et aux problèmes liés
aux sorties de guerre. Une approche comparative pourrait être menée sur le
droit des conflits et les notions d’éthique.
Exemples
historiques :
la Guerre
d’Indochine (Dien Bien Phu) ; l’engagement des forces aériennes pendant la
guerre en Ex-Yougoslavie ; Guernica.
7 – De l’individu au groupe : le groupe
construit
Cette
thématique impose de s’intéresser tout d’abord au groupe et en particulier à sa
construction et à son maintient. Il est également indispensable de s’interroger
sur les influences des individus dans ce groupe (interactions) et sur les
mécanismes qui lui permettent d’influencer les membres de ce groupe. Toujours
dans le domaine de l’influence, les réflexions pourraient porter sur les
limites morales et éthiques de cette forme de manipulation.
Exemple
historique :
Le groupe primaire : l’exemple de la Grande Guerre.
8 – Du groupe au chef militaire ; le leader
Nous
pourrons aborder ici la prise de conscience et l’acceptation de la part de
l’individu et du groupe de la fonction du leader. Cette acceptation implique
nécessairement une volonté de se sentir responsable et de responsabiliser,
c’est-à-dire de recevoir un ordre, de l’apprécier et de le transmettre. La
réflexion pourrait porter également sur la prise de conscience du rôle et sur
l’acceptation de ce dernier, sur le fait de se sentir responsable à tous les
niveaux, à tous les échelons, sur l’appréciation d’un ordre avant de
l’imposer.
Exemples
historiques :
légalité et légitimité sous Vichy ; les officiers dans la guerre
d’Algérie.
9 – Le chef militaire et la notion de responsabilité
Nous
pourrions aborder ici la responsabilité du chef dans le cadre de la
manipulation et de la demande d’exécution, ainsi que ses responsabilités en
matière de morale et d’éthique dans le cadre de la transmission des ordres. Les
notions de responsabilité et d’investissement, d’acceptation et de refus du
rôle, de délégation abusive et des conséquences en matière de morale et
d’éthique pourraient également être analysées.
Exemples
historiques :
massacre de My Lai ; sabordage de la Flotte française à Toulon.
10 – Le chef militaire et l’ordre à exécuter, à
faire exécuter ou à donner
La
réflexion portera sur l’ordre reçu, la compréhension de cet ordre, son
intelligibilité, son sens et sa transmission. Nous pourrons également analyser
les phénomènes de perception en ce qui concerne notamment la place et les
qualités des subordonnés qui vont exécuter cet ordre. A ce niveau là, il est
essentiel de réfléchir sur des notions portant sur la légalité et la légitimité
d’un ordre donné. Nous pourrons également appréhender les problèmes liés aux
adaptations de l’ordre reçu, adaptations indispensables dans le cas où la
situation l’impose, ou encore lorsque la direction à suivre n’est pas en
adéquation avec les possibilités données à celui qui est susceptible d’exécuter
ou de faire exécuter.
Exemple
historique :
les mutineries et les fusillés pour l’exemple (1917).
11 – De l’ordre donné au questionnement et à la
réflexion
A
cette étape, on va considérer que des ordres ont été donnés et qu’il est
impératif d’observer des règles de conduite. Nous essayerons de comprendre la
démarche du militaire qui va exécuter cet ordre, qui est seul avec ses
connaissances, ses règles, ses interdits et sa vision propre. Il faudra prendre
en compte que cet individu peut également être positionné dans un environnement
particulier, dans un groupe qui possède sa propre dynamique, confronté à
l’urgence de la situation, donc qu’il peut ne pas être maître de ses actions.
Exemples
historiques :
les Einsatzgruppen sur le front de l’Est entre 1941 et 1944 ; le massacre
de Maillé en 1944.
12 – De la réflexion au choix
La
réflexion portera sur la prise de conscience de l’individu dans
« l’action » en ce qui concerne la prise de décision. Nous prendrons
en compte la culture militaire (exécution d’ordres donnés et également
interprétation de cet ordre de la part des individus). On réfléchira alors sur
le discernement dans l’action et sur la volonté ou encore le courage en ce qui
concerne cette prise de décision. On pourra également faire référence aux
outils à disposition de l’individu dans l’instant (morale, expérience, …).
Exemple
historique :
massacre de Srebrenica.
13 – Stress et gestion du stress
Il
sera nécessaire ici de parler des conséquences de cet état en tant que facteur
explicatif dans certains comportements inadaptés, certaines prises de décision
en inadéquation avec la morale institutionnelle. En amont de ces conséquences,
il faudra aborder les facteurs stressants, par exemple : l’environnement,
les effets du groupe, l’inexpérience ou les expériences négatives, l’ambiguïté
des ordres reçus, la perception faussée de la situation. Ainsi, la notion de
stress ne pourra être abordée que sous l’angle de certains facteurs
explicatifs, sans omettre toutefois de parler des techniques de préparation.
Exemples
historiques :
le débarquement en Normandie en 1944 ; les guerres israélo-arabes.
14 – Du choix à la prise de décision
Cette
thématique pourrait être étudiée sous l’angle de la modélisation (démarche
décisionnelle). En prenant en compte ce principe nous pourrions analyser les
étapes fondamentales qui nécessitent une réflexion éthique de la part de
l’acteur, à savoir, la mise en situation, la confrontation aux choix possibles,
la nécessité et la difficulté de prendre une décision, la non décision, la
demande d’exécution ou l’action.
Exemple
historique :
le putsch des généraux à Alger en 1961.
15 – Exécution et comportement
Seraient
abordées ici des notions portant sur le comportement de l’individu sur le
terrain en situation normale ou dégradée, mais également sur les crimes contre
l’humanité et l’inefficacité du droit et de la morale codifiée. Il sera peut
être nécessaire d’approfondir des notions portant sur l’environnement immédiat
et les « effets » du groupe comme facteurs déterminants dans le
comportement de l’individu et sur le stress et la peur en tant que paramètres
entraînant une conduite inadaptée dans l’exécution.
Exemple
historique :
le sac de Nankin 1937-1938 ; le massacre d’Oradour-sur-Glane en 1944.
16 – Retour d’expérience ; réflexions et
évaluation - conséquences
Cette
thématique, que l’on définira comme le dernier maillon de la boucle, pourrait
porter sur l’importance du jugement comme remise en cause d’une démarche
décisionnelle et d’une prise de décision, mais également comme la construction
et l’alimentation d’un creuset d’expériences indispensable dans la perspective
d’une « remise » en situation. Elle fait également référence à
l’autoévaluation en tant que facteur constructif de la personnalité de
l’individu et de l’éthos militaire. Nous pourrons l’analyser comme une
possibilité de transformer une éthique personnelle en une morale
jurisprudentielle.
Exemples
historiques :
le procès de Nuremberg ; le procès de Bordeaux.
Conclusion
Ainsi, comme on l’a vu, enseigner
l’éthique est un art complexe qui se pratique dans la recherche d’un équilibre
entre les règles socialement convenues de la déontologie professionnelle et la
réflexion sur l’orientation de la conduite et sur les finalités que chacun fait
pour son propre compte. C’est un art qui fait appel à la connaissance de soi et
à la connaissance de l’autre, qui ne peut se développer que sur le double
registre de la compréhension et de la relation induites par le dialogue entre
rationalité et sensibilité. C’est un art tout en finesse qui se renouvelle au
fil des dilemmes éthiques que les situations militaires ne cessent de poser.
Dans notre démarche, nous avons fait le
pari suivant : l’identification et la relation à l’enseignant est une
étape importante dans la volonté d’apprentissage de l’élève officier. Le
transfert doit donc conduire à son dépassement, orienter l’investissement vers
d’autres objets et permettre le retour du sujet sur lui-même, sa prise de
conscience qu’il deviendra lui-même un acteur. Dans le processus de formation,
cela signifie, pour l’apprenant, de passer du désir du savoir transmis au désir
d’appropriation et de production de nouveaux savoirs. Ici c’est bien évidemment
au désir de réflexion que nous devons aboutir. Pour arriver à cet état d’esprit
l’intervenant doit montrer qu’il ne possède pas la vérité et que l’éthique est
un construit. Nous parlerons en ce qui concerne cette matière d’indispensable
incertitude du savoir.
Ainsi, dans cet enseignement, après
avoir donné tous les soubassements théoriques nous avons introduit une approche
concrète (histoire appliquée) qui devrait permettre de libérer le savoir
pratique qui fait la compétence propre du militaire, qui permet à ce dernier de
« savoir faire » dans le feu de l’action ou dans les imprévus de
l’acte tel qu’il advient : un « savoir faire » qui dépasse, en
les intégrant, le « savoir quoi faire » et le « savoir comment
faire », qui tient compte des visées de départ, revues à la lumière de ce
qu’il advient, à la fois sagesse et prudence. Nous sommes ici réellement dans
l’ordre de l’analyse historique mise au service de l’éthique.
L’histoire militaire appliquée doit se
positionner en tant que discipline indispensable dans la mise en place et
l’acquisition d’un savoir. Savoir indélébile que l’acteur pourrait interroger à
chaque confrontation à un dilemme qui mettrait en jeu des interrogations
éthiques. Certains conflits (Ex-Yougoslavie, Afghanistan, …) nous ont montré
toute la force de la connaissance des événements passés, évènements que l’on
appelle communément des exemples ou des expériences et que nous appellerons ici
des « faits historiques » vécus. Cette histoire, qui doit être
plurielle, permettra d’aider les militaires dans les périodes d’incertitude et
d’indécision. L’histoire militaire appliquée pourrait donc devenir un outil en
devenir et offrir de nombreuses possibilités exploratoires pour rendre
l’enseignement et la recherche efficaces et utiles dans la démarche réflexive
au sein du monde militaire.
Bibliographie sommaire :
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DOSSE François, L’histoire en miettes, Paris, Editions La Découverte , 2005.
DUZAN
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HUDE Henri, L’éthique des décideurs, Paris, Presses
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JEANNENEY
Jean-Noël, La République a besoin d’histoire, Paris, Seuil,
2000.
LAURENTIN
Emmanuel, (dir.), A quoi sert l’histoire
aujourd’hui, Montrouge, Bayard, 2010.
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