Christian BRUN
Centre de Recherche de l’Armée de l’air (CReA), École de l’Air, 13 661, Salon Air, Franced'après le Général L. M. CHASSIN
La véritable école du commandement est la culture générale (Ch. De Gaulle)
En octobre
1946, dans le numéro 1 de la revue Forces
Aériennes Françaises, le Général L. M. Chassin, fait paraître un article
sur la culture. Il écrit notamment : « Il y a peu d’officiers cultivés dans l’armée française et singulièrement
dans l’aviation. » Il rajoute, que la difficulté des revues de
l’époque à trouver des rédacteurs de valeur en est une preuve significative. Il
s’interroge sur cette carence en 1946 alors qu’à la fin du XIXe
siècle la France
était certainement le pays où l’on trouvait le plus d’écrivains militaires. Les
œuvres étaient lues, étudiées, discutées partout. Il existait des cercles, des
réunions d’officiers qui travaillaient et publiaient des bulletins toujours passionnants.
Certains militaires étaient connus pour leur plume comme par exemple Ardant du
Picq, Lewal, Cardot, Colin, Pierron, Maillard, Gilbert, ou encore Langlois. Le
général mentionne qu’aujourd’hui, on peut compter sur les doigts les écrivains
militaires capables d’écrire vingt pages intéressantes.
Il pose donc deux questions essentielles : pourquoi un tel vide et pourquoi la culture générale et sa fille la culture militaire sont-elles à ce point négligées ? Il se propose alors d’examiner ces deux problèmes et pour ce faire essaie de définir, tout d’abord, la culture générale et ensuite de cerner au mieux la culture militaire. C’est donc les passages les plus pertinents de cette présentation que nous vous proposons. Soixante-dix ans après, certaines idées apparaissent pleines de bon sens et certains préceptes énoncés semblent intemporels.
Et tout d’abord qu’est-ce que la culture
générale ?
D’aucuns s’imaginent qu’elle fait à peu près
uniquement appel à la mémoire et que serait vraiment un homme cultivé celui
qui, semblable au héros du « 41e fauteuil », aurait appris
par cœur le Dictionnaire Larousse. Cette conception est entièrement fausse. La
culture générale, si elle fait appel à la mémoire, demande autre chose que la
connaissance d’une simple collection de faits. Bien au contraire, elle est le
seul apanage de ceux qui sont capables de construire d’harmonieuses synthèses
et de dégager du tourbillon du provisoire et du passager l’édifice des lois
générales.
Qu’on me comprenne bien. A l’heure actuelle
un Pic de la Mirandole
ne saurait exister, et s’il veut arriver à la prééminence dans un rayon
quelconque du savoir humain le travailleur doit évidemment se spécialiser,
devenir ce que les Américains appellent un « expert ». Il aura
d’ailleurs peu de peine. Quelle que soit la tranche qu’il choisisse il lui
suffira de quelques années après le baccalauréat pour avoir touché aux limites
du savoir humain, car nous sommes encore à l’aube du règne de l’esprit, et les
constructions mathématiques les plus compliquées sont facilement assimilables
par un étudiant de 25 ans suffisamment doué.
La culture générale présente un problème
beaucoup plus difficile. Là il n’est pas question de suivre jusqu’au bout un
sillon qui va s’amenuisant très vite. Il faut au contraire, s’engager
raisonnablement au sein des principales disciplines, en connaître les lois
générales, en dégager l’évolution probable et, dès que cela est possible, se
trouver apte à utiliser les découvertes nouvelles du spécialiste. […]
L’auteur continue son plaidoyer sur
l’acquisition, la connaissance des
notions de base.
Ici intervient en effet la question capitale
des notions de base qui sont l’essence même de la culture générale. Ces notions
de base, nous les connaissons tous, mais malheureusement nous nous empressons
de les oublier bien vite, parce qu’elles ont été mal digérées. Ce sont tout
bonnement celles qu’on nous enseigne au Lycée et qui forment à peu près le
programme du simple baccalauréat. Histoire de l’art, histoire, géographie,
sciences mathématiques, physiques et naturelles, philosophie même, pour toutes
ces matières le niveau est largement suffisant. S’il faut cependant y ajouter
certaines disciplines qu’on n’enseigne pas au lycée : sciences
économiques, financières, sociales et politiques en particulier, on peut dire
qu’il est peu de Facultés ou de grandes Ecoles – mêmes militaires – qui ne
permettent, peu après le bachot, d’en acquérir les nécessaires rudiments. A la
sortie d’une école comme Saint-Cyr, polytechnique, Centrale ou Navale, des
« Sciences Po » ou du Droit, le jeune homme de 22 ans a donc dans sa
gibecière tout ce qui lui permettra de « devenir » un homme cultivé.
Et cependant nous voyons bien souvent ce
même jeune homme, peu d’années après, se montrer incapable de rédiger sans
document un rapport sur une question qu’il eût estimée facile à la sortie du
lycée. C’est qu’à la sortie de ce lycée, justement, ce jeune homme n’avait pas
digéré ce qu’il avait appris. Il ne s’était pas formé en lui ce soubassement
indestructible qui fait que nous n’oublierons jamais les lois de l’arithmétique
ou la distance de la terre à la lune. Son œil avait erré sur les manuels
d’histoire, mais il n’avait pas été capable de dégager les grandes lois qui
président à la formation des grands empires. Il avait tout ce qu’il lui fallait
pour acquérir la culture. Mais les matériaux ne font pas la maison. Il se
trouvait comme le maçon devant les pierres et le mortier. Un long travail
l’attendait encore.
Ce travail, qui mène à une culture étendue,
est un travail de tous les instants. Il ne consiste pas à se « tenir au
courant » en lisant de multiples magazines, car on ne peut pas se tenir au
courant d’une question dont on ne connaît pas les éléments primordiaux. Qu’ont
pu comprendre les lecteurs des nombreux articles sur la bombe atomique s’ils
n’avaient pas au préalable quelques solides notions de physique et de chimie
classiques et s’ils ne se sont pas donné la peine de relire attentivement leurs
manuels ? Combien de gens se targuent de discuter les mérites d’Honegger
ou de Strawinsky qui n’ont pas la moindre notion de contrepoint ou
d’harmonie ! Et n’entendons-nous pas tous les jours d’interminables
palabres sur l’économie dirigée et l’économie libérale, menées par des
personnages pour qui Jean-Baptiste Say ou Bastiat seront toujours d’illustres
inconnus ?
La première tâche qui attend le jeune homme
qui sort du lycée est donc de « recommencer » lui-même son éducation,
en travaillant seul et sans maître. La vie l’aidera dans cette tâche immense.
Pour tout ce qui concerne sa spécialité et les disciplines avoisinantes le
travail se fera tout seul, au cours du labeur journalier. C’est dans les
domaines qui se trouvent en dehors de sa sphère intellectuelle qu’il devra
faire porter l’agréable effort qui lui ouvrira les portes de la culture.
L’ingénieur, par exemple, c’est vers les arts qu’il se dirigera. Le poète, tel
Valéry, vers les sciences. Et il s’agit maintenant de savoir comment il
organisera cet agréable effort.
Les connaissances humaines sont de deux
ordres très différents : les unes, dites connaissances exactes – avec
toutes les réserves que les dernières découvertes obligent à faire sur ce
qualificatif – se réfèrent à un ensemble de faits et de lois parfaitement
codifiés et qui ne souffrent pas de discussion logique, tout au moins quand ont
été admises certaines hypothèses de départ.
Pour cette série de connaissances les
« manuels » sont suffisants. Il est inutile pour apprendre les
mathématiques de dépouiller soi-même les œuvres originales des grands
chercheurs des siècles passés. Il vaut mieux se plonger dans les cours
professés à l’Ecole polytechnique ou à la Faculté des sciences. Quelles que soient les
différences de méthode et d’exposé des divers professeurs on arrivera toujours
au but. […]
Il en est tout autrement si nous quittons
les connaissances exactes pour arriver au domaine où la vérité prend un aspect
purement subjectif ou, tout au moins, conjectural. Territoire immense puisqu’il
comprend les sciences philosophiques, sociologiques, économiques et
financières, et passe par la politique pour aboutir au domaine de l’histoire,
de la littérature et des arts. Là, plus moyen d’user de manuels commodes. En
dehors de certains faits sur lesquels on s'accorde, la vérité prend mille
aspects divers. Les thèmes se contredisent et s’entrecroisent. Vue par
Bainville ou par Aulard, la
Révolution prend un tout autre visage. Le matérialisme et le
spiritualisme s’affrontent en un millénaire combat. L’économie libérale oppose
un dernier carré aux tenants de l’étatisme. […]
Ainsi le jeune homme risque-t-il de tomber –
et il y tombe généralement aux alentours des années vingt, car il est ardent,
vigoureux, prêt à l’outrance et à l’injure – sur l’écueil dangereux du
« snobisme ». Le « snobisme » consiste à admirer, a priori,
tout ce qui a la réputation d’être « d’avant-garde ». La peur d’être
retardataire amène à d’étranges confusions et les jeunes gens en arrivent
souvent à s’enthousiasmer pour des œuvres dont, dans leur for intérieur, ils ne
goûtent guère la mystérieuse « beauté ».
Bien entendu, il n’est pas question de
prêcher ici un conservatisme désuet. Rien de plus légitime au contraire que
l’admiration raisonnée pour des écrivains et des artistes d’avant-garde qui,
apportant aux hommes une nouvelle manière de voir ou de sentir, les trouvent au
début dépaysés et incompréhensifs. Mais, justement, une telle attitude n’est
valable que si elle est le résultat d’une quête constante et d’une culture
poussée. Or les jeunes gens qui se pâment devant certains tableaux ignorent l’A
B C de la peinture et n’ont jamais recherché la compagnie des peintres
classiques du passé.
Classiques : le mot est lâché et il
faut bien qu’on y arrive. Oui n’hésitons pas à le dire. La base de la culture –
dans le domaine des disciplines « non exactes » – n’est autre que la
fréquentation des génies dont le consensus universel, décanté par l’écoulement
des siècles, nous assure la pérenne valeur. Au long enlisement des années
n’échappent que les plus hauts sommets. Et il est de notre devoir de faire avec
eux ample connaissance. Conseil éternel et que Flaubert donnait déjà, dans sa
correspondance, à un jeune ami désireux de s’instruire. Il faut relire les
classiques, pour soi, en dehors de toute préoccupation scolaire, les lire et
les relire, se pénétrer de leurs leçons. Et non pas seulement les classiques
français mais bien les grands classiques mondiaux, et dans tous les secteurs de
la connaissance humaine. Combien avons-nous vu de jeunes élèves capables
d’écrire plusieurs pages sur des pièces ou des romans dont ils n’avaient jamais
lu une ligne, se contentant de résumé critique qu’avaient fait à leur usage
Faguet, Brunetière ou Lanson !
Méthode sans intérêt. Il faut entreprendre,
là comme ailleurs, le « pèlerinage aux sources ». Alors, après s’être
plongé dans les divers courants, avoir subi le choc des remous contradictoires
– et alors seulement – le jeune homme verra se dessiner en lui les linéaments
d’une opinion solide et bien ancrée. Bien souvent sans doute rejettera-t-il,
avec un subtil regret, beaucoup des admirations outrancières de ses débuts.
Mais aussi pourra-t-il se dire avec un légitime orgueil qu’il est désormais
capable de se faire une opinion personnelle sans attendre celle des snobs du
jour. Dégagé des « modes » passagères il aura, part un long travail,
découvert les lois générales de la valeur artistique, littéraire ou même
scientifique. Il se sera forgé de solides critères et lorsqu’il discutera
désormais une question il sentira la force que lui donne ce soubassement de
connaissances dont nous parlions tout à l’heure, qui lui permettra de jeter des
ponts, d’établir des relations et de découvrir des rapports. Satisfaction aussi
de pouvoir donner à son plaisir une assise autre qu’une sensation presque
animale et de pouvoir répondre à l’argument ridicule : « Du moment
que je trouve cela beau, c’est beau », argument qui justement nie la
culture […]
Expliquer son plaisir, triompher dans des
discussions, voilà des victoires bien modestes. Si la culture générale, qui
demande tant d’efforts – et d’efforts personnels –, n’amenait qu’à de tels
succès, vaudrait-elle la peine d’être recherchée ? Peut-être. Mais elle
est, et spécialement pour nous militaires, d’un intérêt bien autrement puissant.
Général L.-M. CHASSIN
Dans un prochain article nous verrons, avec
le général Chassin, comment il définit la culture militaire.
Je suis toujours particulièrement étonné et meme agacé par ce dénigrement systématique de la connaissance des sciences dites "dures" (rien que l'adjectif démontre le côté péjoratif du raisonnement), telles que les mathématiques et la physique au profit des sciences "sociales" ou de la culture générale (qui peut être contre le social ou la culture ?). Contrairement à ce qui est avancé, n'importe quel étudiant un peu doué n'est pas capable "d'assimiler les constructions mathématiques les plus complexes". La maitrise des mathématiques, leur comprehension intime demandent des qualités intellectuelles d'abstraction très rares. Et ceux qui en sont pourvu ne sont peut être pas les plus locaces ou les plus brillants en société. Néanmoins, leur contribution à la victoire est tout aussi fondamentale que certains théoriciens du verbe ou du concept. J'en veut pour prevue Mr Turing qui a inventé la machine ayant cassé le code Enigma. Le vrai problème est que dans les armées on ne sait pas se servir efficacement de cette competence rare, qu'elle ne fait l'objet d'aucune promotion, voire meme est elle raillée, voire méprisée comme on peut malheureusement le lire dans les écrits que je suis en train de commenter. tous cela au grand profit des autres armées qui sourient sous cape de faire le travail de sape qu'elle ne pourraient se permettre vis à vis de nos cadres. Car les armées ont toujours été et le sont encore plus aujourd'hui en competition.
RépondreSupprimerMais pour prendre un autre angle, il convient aussi de rappeler que l'armée de l'air n'aime pas les libres penseurs. J'ai pu le vivre lors de ma scolarité au Collège Interarmées de défense lorsque j'ai osé remttre en cause la dogma stratégique de l'époque (les cinq cercles de Warden) en confrontant cette théorie à l'exemple de la guerre en Serbie, en utilisant les thèses de R. Szafranski. Et bien, heureusement que j'ai été à l'époque soutenu par le directeur du CID sinon, on m'intimait de revoir mon texte...