Christian BRUN
Centre de
Recherche de l'Armée de l'air (CReA), École de l'Air, 13 661, Salon Air, France
A la recherche
d’une approche
Depuis une dizaine d’années, afin de
répondre aux attentes des écoles et des étudiants, nous avons poussé les
investigations jusqu’à aller voir ce qui était mis en place dans l’institution
militaire, mais également dans les écoles de management et de gestion[1].
Ainsi, après observations et analyses,
nous sommes partis du principe qu’il fallait éviter la mise en place d’un
enseignement pouvant engendrer une éthique organisationnelle fondée sur l’idée
de responsabilité, certes, mais visant des finalités imposées par
l’organisation plutôt que le respect d’une responsabilité sociale et
collective.
La morale sans réplique |
Nous avons donc écarté l’approche
symbolique, rituelle, facile, compréhensible par tout le monde, mais qui serait
nécessairement confrontée à la complexité de l’environnement et de l’action et
qui, le plus souvent, parce qu’elle implique une simplification et une
réduction, verserait dans la caricature (documents faisant appel à une
codification portant, par exemple, sur l’honneur, le comportement, …).
Nous avons également éliminé l’approche
réglementaire, prescriptive, qui ne pouvait en aucune façon s’appuyer sur les
notions philosophiques mais qui avait, pour certains, l’avantage d’offrir une
ligne de conduite claire et directement applicable (Règlement de discipline
générale par exemple)[2].
Là encore, nous savions que nous allions
être confrontés à cette difficulté, à savoir : la mise en place d’un
enseignement sur l’éthique qui se voulait réflexif puisque le système
hiérarchique et le règlement qui le cimente sont naturellement omniprésents. Il
était donc indispensable de jongler entre ce que voulait le « groupe
militaire » et ce que l’éthique attendait d’un militaire[3].
Nous avons donc choisi une approche
symbolique basée sur la réflexion, réflexion amorcée par des événements
historiques[4].
Ce que nous voulions
Après analyse, il nous a été possible de
mieux cerner et de lister nos attentes en ce qui concerne l’objectif de cet
enseignement.
Nous voulions donc échapper aux systèmes
et aux codes, orienter les choix et les conduites davantage par des questions
et des propositions sur des exemples historiques que par l’imposition de règles[5].
Nous voulions que le sujet se sente
autonome, qu’il ne se contente pas d’appliquer des règles ou de montrer
seulement une obéissance aux normes du milieu. L’élève devait et se devait de
comprendre que ce sont des comportements minimaux, des manifestations
d’obéissance, mais pas encore des expressions d’autonomie éthique. Là encore,
la discipline historique devait nous aider par l’explication de ce qui a posé
problème, et notamment en ce qui concerne les notions d’obéissance, obéissance
soit librement consentie et acceptée, soit imposée et donc non intégrée.
Nous voulions que le sujet se sente
responsable et qu’il comprenne que la compétence éthique exige davantage que de
simples applications, qu’elle nécessite impérativement une réflexion, un
questionnement des délibérations portant sur les valeurs.[6]
Nous voulions que le sujet s’interroge
sur le « connais-toi toi-même » (nous éviterons toutefois de verser
dans les explications réductrices) qui implique nécessairement des
interrogations sur les principes qui guideront le comportement envers l’autre,
et nous rajouterons ici des interrogations sur les principes qui ont guidé le
comportement de ses semblables envers les autres. L’apport de l’histoire étant
à ce niveau indispensable, puisque le « connais-toi toi-même » ne
peut être entendu ici que par la connaissance des actes et des comportements
des autres dans des situations similaires.
Nous voulions aussi que l’élève puisse intégrer
que la morale, c'est-à-dire des aspects institutionnels et juridiques, où il
est nécessaire et parfois obligatoire d’appliquer, fait partie des
soubassements indispensables à la réflexion sur l’éthique mais n’est pas
l’éthique[7].
Nous voulions faire comprendre des
situations vécues en vue de construire son référentiel moral ; qu’il
prenne position sur des expériences comportant un enjeu moral.
Nous voulions que le sujet mette en
œuvre un jugement professionnel, qu’il
entende que la compétence éthique du futur officier doit se manifester à
l’intérieur du jugement professionnel et que ce qu’il fait est inséparable de
la manière dont il le fait.
Nous voulions faire acquérir une sagesse
pratique qui s’appuie en dernier ressort sur la conviction dans des cas
indécidables. D’où l’utilité de posséder la force de réflexion basée sur un
creuset d’expériences historiques qui peut aider dans la démarche
décisionnelle.
Donc, nous voulions que cet enseignement
soit un espace de réflexion sur la conduite à adopter envers les autres[8],
espace de réflexion ne pouvant s’appuyer que sur des expériences, des faits
réels, des comportements analysés, des situations vécues, en somme sur la
discipline historique, cette discipline que nous limiterons volontairement aux
vingtième siècle, en partant du principe que son intérêt affectif est
certainement plus significatif, et son analyse « scientifique »
probablement plus aisée.
Des difficultés
de cette approche philosophique
Ainsi, même si la construction semblait
difficile, même si nous savions que des adaptations étaient nécessaires en
fonction des élèves, nous avons opté pour cette approche philosophique qui
pourrait être qualifiée de psychosociologique et d’historique.
Nous savions aussi, puisque cette
approche a pour but de susciter la réflexion, qu’elle allait être, par essence,
soumise à la friction et à l’ambiguïté de la guerre, nous voulons parler ici
des questionnements potentiels sur l’utilité des conflits, sur les guerres
justes et injustes par exemple.
Il était également difficile de
construire un enseignement comme celui-ci, parce qu’il était indispensable de
s’insurger contre l’inculture[9].
Difficile encore, parce qu’il a fallu expliquer qu’il était essentiel de
prendre en compte la perte irréparable des acquis de la civilisation
c'est-à-dire la perte des exemples historiques. Si chaque civilisation, chaque
acteur doit refaire les mêmes erreurs, ce travail de Sisyphe rend l’histoire
stérile et inopérante. Ainsi, difficile d’expliquer qu’il faut s’appuyer sur
des exemples historiques qui doivent venir nourrir l’enseignement de l’éthique,
car c’est quelque part nier l’avenir, proclamer que tout effort est vain et que
tout changement de comportement, tout progrès dans la pensée de la transmission
éthique est fragile. Difficile encore d’expliquer que cet enseignement doit
s’appuyer sur l’histoire pour une raison essentielle qui est l’apport d’un sens
concret, car l’absence de sens conduit à une violence potentielle sur le
terrain dans un milieu dégradé.
Difficile ensuite d’expliquer aux élèves
que la société de l’insignifiance n’est pas une bonne société, que la culture
peut faire grandir, que tout enseignement de l’éthique doit être porteur
d’explications, la culture devant permettre au futur officier de se reconnaître
humain et de donner un sens à ses actes.
Difficile enfin d’expliquer encore et
toujours que le véritable enseignement de l’éthique consiste à introduire
l’élève officier dans un monde plus ancien que lui et à lui transmettre cet
héritage dans lequel il ne saurait grandir, et par la même comprendre et
s’approprier les éléments constitutifs d’un comportement qualifié comme étant
en adéquation avec un comportement éthique. La culture, nous le savons, ne peut
en aucun cas protéger contre l’accomplissement d’actes dits barbares, mais nous
savons que l’humanité peut s’appuyer sur cette culture pour se perpétuer.
Ainsi, afin d’appuyer ce que nous avons
énoncé, nous voulions une approche psychologique et historique qui devait être
une juxtaposition entre un
enseignement de l’éthique basé sur la bonne intention et sur une approche plus
pragmatique où le comportement humain serait décomposé en mécanismes, parce que
l’éthique ne peut se résumer à un simple ajustage
utilitaire mais réclame de comprendre l’environnement.
[1] Ces
recherches nous ont conduit à nous intéresser aux cours dispensés, en
particulier, dans les Ecoles de Saint-Cyr Coëtquidan, à l’Ecole Royale
Militaire en Belgique, au sein du Collège Royal militaire du Canada, ainsi que
dans l’Ecole de management MIP (Management Institute of Paris).
[2]
Michel Yakovleff, « Fondement du moral et de l’éthique dans les
armées : des différences révélatrices entre proches alliés », Inflexions n° 6, juin-septembre 2007, p.154.
[3] Ibid., p.152.
[4] Emmanuel
Laurentin (dir.), A quoi sert l’histoire
aujourd’hui, Montrouge, Bayard, 2010, p. 107.
[5]
Yakovleff, op.cit., p.153.
[6] Christiane
Gohier et Denis Jeffrey (dir.), Enseigner
et former à l’éthique, Québec, Les Presses de l’Université
Laval, 2005, p. 53.
[7]
Hannah Arendt, Responsabilité et jugement,
Paris, Payot, 2003, p. 54.
[8]
Gohier, op.cit., p. 41.
[9]
Laurentin, op.cit., p. 38.
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