Christian BRUN
Centre de Recherche de l’Armée de l’air (CReA), École de l’Air, 13 661, Salon Air, France
d'après le Général L. M. CHASSIN
La culture militaire
A la culture militaire s’applique en effet à peu près tout ce que nous
venons de dire de la culture générale. Elle postule les mêmes méthodes :
connaissances des faits d’abord, lectures profondes des spécialistes ensuite et
choix spirituel entre les diverses doctrines présentées.
La connaissance des faits implique évidemment l’étude de l’histoire
militaire, étant entendu que cette dernière ne sera entreprise que si l’on à
digéré l’histoire tout court à quoi elle est entièrement liée, car
« l’épée est l’axe du monde », comme l’a dit un de nos plus grands
chefs. La connaissance de l’histoire militaire devra évidemment être
universelle. On s’aperçoit aujourd’hui qu’il y a plus de fruit sans doute à
étudier les méthodes de Gengis Khan, à approfondir son système de lignes de
communications, son ravitaillement, ses liaisons, que de scruter en détail telle
« grande » bataille du siècle dernier. Et la bataille de Kadesh, gagnée en
1288 avant Jésus-Christ par le pharaon Ramsès II sur le roi de Hittites,
comporte plus d’enseignements que les combats sanglants, menés sans gloire et
sans méthode, des années 1915. L’étude de l’histoire militaire ne se bornera
pas d’ailleurs à celle des combats terrestres. La stratégie navale est, plus
que tout autre sans doute, un pilote sûr dans l’apprentissage des grandes
décisions. Et enfin, si courte soi-elle, l’histoire aérienne ouvre des horizons
nouveaux qui deviennent de plus en plus vastes.
Ayant ainsi acquis la connaissance des faits, le bon officier, qui
connaît déjà parfaitement son arme, s’élèvera à la partie noble de la
connaissance, celle de la stratégie. Là il entrera dans le domaine de la vérité
subjective, et, s’il sait remonter aux sources, il pourra choisir entre les
théoriciens, apprécier leurs idées, discuter leurs raisons, donner enfin son
adhésion à celui qui lui semblera le plus près de la « vérité »[1].
[…]
Une fois acquise la culture militaire, comment allons-nous
l’employer ? Sans nul doute à créer la doctrine militaire. Mais aussi à
nous défier de l’absolu. Et ici va se poser un problème élevé d’importance
capitale. A quoi bon tant lire et tant travailler, diront les fainéants,
puisque la discipline consiste à appliquer strictement des règlements fort
détaillés et fort bien étudiés. Ne vais-je point risquer, au bout de mon labeur
intellectuel, de les révoquer en doute et de devenir ainsi un mauvais officier ?
C’est ici qu’il faut relire les pages lumineuses au long desquelles Ch.
De Gaulle a traité jadis la question[2].
Certes, des règlements sont absolument nécessaires, car sans eux aucune
instruction ne serait possible et la discipline intellectuelle, qui doit animer
l’armée entière sous peine de la voir devenir un organisme anarchique et
invertébré, ne peut se comprendre sans une adhésion entière de la doctrine. Mais
la doctrine ne doit pas, surtout à notre époque, être statique et se
cristalliser trop longtemps. La culture militaire permettra seule de ne pas
donner dans le panneau des « armes décisives » et de tenir compte de
leçons autres que celles du plus récent passé – tendance naturelle aux
officiers qui ont « fait » une seule guerre. A ceux qui, inconsciemment,
en rédigeant un règlement se référeront à une situation particulière,
l’érigeant à tort en modèle général, elle dira halte et évitera d’engager
l’avenir. Pour prendre un exemple, il est frappant de constater combien peu
d’aviateurs se rendent compte de ce que la dernière partie de la guerre
1939-19145, à compter de la fin de la campagne de Tunisie, a de particulier et
de peu général, car il s’agit d’une période où la supériorité aérienne éatit
acquise aux alliés d’une façon si écrasante que toutes els manœuvres, même les
plus audacieuses, étaient possibles. Codifier l’emploi des appareils
d’observation d’artillerie en pensant à ce qu’ont fait les Piper Cub de 1943 à
1945 serait un péché contre la culture militaire. En rappelant les lois générales
et les principes éternels de la stratégie, elle seule permettra d’édifier une
doctrine qui tienne compte des leçons du passé et qui prépare l’avenir.
Ainsi d’une part, la culture militaire est absolument nécessaire à ceux
qui rédigeront les règlements après avoir édifié la doctrine. Elle l’est aussi
pour éviter que cette dernière ne se périme vite, devant le développement
foudroyant de la puissance industrielle, les variations de la mentalité des
peuples, les changements de structure des gouvernements, les combinaisons
d’alliances, l’apparition d’armes nouvelles. Car la doctrine ne doit pas se
figer. Elle doit, comme la vie, évoluer sans cesse. Or, c’est malheureusement
une des constantes de notre tempérament, nous sommes portés à l’absolu et au
système, ce qui nous assure « de clairs avantages dans l’ordre de la
spéculation mais nous expose à l’erreur dans l’ordre de l’action ». Nous
avons tendance à croire qu’il n’existe une vérité et que lorsque nous la
détenons il n’y a plus qu’à s’y tenir. Malheureusement d’ailleurs cette
« vérité » change. Ce fut avant 1914 la mystique de l’offensive à
outrance. Ce fut après 1918 la mystique de la défensive à tout prix. Depuis le
grand siècle, où nous réussîmes à garder « le respect de la mesure et du
concret », notre doctrine militaire passe ainsi spasmodiquement d’un
extrême à l’autre et pour le plus grand dam de la France. Il n’est pas exagéré de
dire que la principale cause en est le manque de culture militaire des
officiers. […]
Mais ce n’est pas tout. Culture militaire et culture générale nous
serviront bien davantage, car elles sont absolument nécessaires à ceux qui
veulent devenir des chefs. Qu’on ne s’y trompe pas. Il n’a jamais existé de
grands chefs sans culture, si nous entendons par culture le soubassement
profond de connaissances sur qui seuls peuvent s’appuyer l’imagination et le
jugement. Si l’on scrute soigneusement le curriculum vitae des maréchaux russes
on verra qu’ils ont passé dans les écoles la moitié de leur carrière. Les
premiers compagnons de Napoléon – les Ney, les Macdonald, les Murat et les
Junot – qui ne voulurent jamais se mettre au travail restèrent toute leur vie
incapables de commander et furent à l’origine des défaites du grand Empereur.
Pour citer encore une fois le général de Gaulle : « Exercer
l’imagination, le jugement, la décision, non point dans un certain sens mais
pour eux-mêmes et sans autre but que de les rendre forts et libres, telle sera
la philosophie de la formation des chefs. Toutefois la profondeur de la
réflexion, l’aisance dans la synthèse, l’assurance du jugement, sans lesquelles
les connaissances professionnelles ne seraient que vain manège, ceux qui en
portent le germe le développeraient mal s’ils l’appliquaient seulement aux
catégories militaires. La puissance de l’esprit implique une diversité qu’on ne
trouve point dans la pratique exclusive du métier. La véritable école du
commandement est donc la culture générale. Par elle la pensée est mise à même
de s’exercer avec ordre, de discerner dans les choses l’essentiel de
l’accessoire, d’apercevoir les prolongements et les interférences, bref de
s’élever à ce degré où les ensembles apparaissent sans préjudice des détails.
Pas un illustre capitaine qui n’eût le goût et le sentiment du patrimoine de
l’esprit humain. Au fond des victoires d’Alexandre on retrouve toujours
Aristote. »
On raconte que, sous le Second Empire, le maréchal Randon trouvant au
travail, après l’heure, aux archives du dépôt de la guerre, un officier qu’il
avait connu antérieurement sur les champs de bataille, s’écria
dédaigneusement : « Je ne pensais pas vous trouver aux archives,
autrefois vous préfériez être en selle », et raya par la suite cet
officier du travail d’avancement.
Les temps ont changé et singulièrement dans l’armée de l’air. Le soin
que ses chefs ont mis à recréer, les premiers en France, l’enseignement
supérieur militaire montre que nous n’avons plus à craindre une semblable
méconnaissance des efforts intellectuels[3].
Au moment où nous assistons à la plus formidable révolution dans l’art de la
guerre qui ait apparu depuis l’invention de la poudre, il est non seulement de
notre intérêt mais de notre devoir de nous mettre au travail. Heureux si, comme
dit Clausewitz « au terme d’une longue réflexion et d’une étude
continuelle de l’histoire des guerres », nous pouvons apporter notre
pierre, si modeste soit-elle, à l’édifice grandiose de l’art militaire.
Le Ministre des Armées a déclaré le 11 août, à Alençon :
« L’Armée de l’air devra être développée jusqu’à occuper une prépondérante
place dans la hiérarchie des armées. » Pour qu’elle ait la prééminence
dans le domaine intellectuel comme dans les autres, tous ensemble, au
travail !
Général L.-M. CHASSIN
[1]
« J’ai horreur des conformismes, des clichés, des notions
conventionnelles, tout cela enfanté par la paresse d’esprit. J’ai passé une vie
à rechercher péniblement et honnêtement la vérité (ce qui n’est pas commode en
matière militaire depuis quelque trente ans). Je m’en vais heureux, en voyant
que des jeunes ont ressaisi le flambeau et poursuivent le même idéal
intellectuel avec le même souci de sincérité. Quand on laisse des continuateurs
on n’a pas l’impression de disparaître. » (Extrait d’une lettre de
l’amiral Castex à l’auteur.)
[2] En
particulier dans ses deux volumes : Vers
l’Armée de métier et Le Fil de l’Epée.
[3]
L’article que le général Gérardot, chef d’Etat-Major général de l’armée de
l’air, a consacré dans le premier numéro de la revue Espaces au nouvel enseignement supérieur aérien montre tout
l’intérêt qu’il porte à la question. On remarquera que dans le tableau
indiquant l’importance relative des diverses connaissances nécessaires aux
chefs la part de la culture générale va sans cesse en croissant avec le grade.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire