mercredi 28 janvier 2015

De l’intérêt de l’histoire dans l’enseignement de l’éthique militaire

Christian BRUN
Centre de Recherche de l’Armée de l’air (CReA), École de l’Air, 13 661, Salon Air, France

Pourquoi l’histoire est-elle indispensable voire incontournable, d’un point de vue pédagogique, dans l’enseignement de l’éthique au sein des écoles militaires ? Nous répondrons, ici, en rappelant simplement que cette discipline, en offrant la possibilité à toutes les autres de s’appuyer sur des faits historiques, autrement dit sur un creuset d’expériences, est probablement la plus à même d’aborder les notions fondamentales de l’éthique, que nous appellerons ici soit « morale réfléchie », soit « éthique appliquée ».

Héraclès et Athéna

  Mais, d’aucuns peuvent se poser des questions sur la finalité d’une telle approche et mettre en cause cette façon d’aborder des problèmes « philosophiques ». Nous leur apporterons une première réponse en faisant appel à une réflexion de Marc Bloch. En effet, il écrivait, lui qui détestait les historiens qui jugeaient au lieu de comprendre : « Il faut enraciner profondément l’histoire dans la vérité et la morale parce que la science historique s’achève en éthique, parce que l’histoire doit être vérité ; l’historien s’accomplit comme moraliste, comme juste ». Et d’ajouter : « Notre époque, désespérément en quête d’une nouvelle éthique, doit admettre l’historien parmi ces chercheurs du vrai et du juste, non pas hors du temps, mais dans le temps. »[1] En effet, l’historien se doit de rechercher ce qu’il estime vrai et juste. Il ne doit pas se positionner en tant que moraliste dans les « enquêtes », mais comme pourvoyeur de connaissances humainement et historiquement acceptables par tous.
Tout est dit et tout est annoncé dans cette citation. Tout d’abord, la connaissance historique, les rappels des différents « évènements » passés, le terme événement étant pris dans son sens le plus large, doivent avoir pour conséquence une « présentation » de notre vérité, et par extension et utilisation, une approche réflexive de la « morale réfléchie ».
Ensuite, l’historien qui s’approprie ces évènements, qui tente de les comprendre et de les analyser, parce qu’il est transmetteur[2], parce que le savoir se partage, doit se positionner en tant que détenteur et gardien des expériences du passé, expériences qui renvoient inévitablement à des concepts et des interrogations éthiques.
Marc Bloch parle également d’une époque toujours à la recherche d’une éthique, en quelque sorte une recherche du Bien et du Mal, ou plus exactement d’une délimitation mathématique entre ce qui doit être fait et ce qu’il ne faut pas faire. Epoque qui réglemente, qui codifie, qui légifère, mais époque qui, parce qu’elle a peur de la réflexion et du sens à donner aux « choses », réinvente et reproduit naturellement les prises de décision et les gestes, et par là même reproduit également les erreurs.          
Enfin, il replace l’historien dans le temps, c'est-à-dire dans l’action. Son travail n’a pas pour mission de proposer des événements sur étagère, il doit être le pourvoyeur de solutions ou plus exactement de choix. Il est celui qui doit faire comprendre pourquoi des prises de décisions peuvent entraîner des manquements à ce que Marc Bloch appelait la morale, et que nous appellerons ici l’éthique appliquée. Nous utiliserons cette expression parce que la morale, dont la définition a été dénaturée, représente probablement un concept trop connoté donc controversé.
L’historien, pour avoir traversé les périodes les plus troubles de la première moitié du vingtième siècle, savait de quoi il parlait. Il connaissait l’importance des conséquences des décisions, des choix et des actions des hommes plongés dans ces « histoires »[3]. Pas seulement des hommes de pouvoir qui dirigeaient ou de ces hommes qui donnaient les ordres, mais aussi de ceux qui exécutaient, qui appliquaient, c'est-à-dire de tous ceux qui agissaient.  
Donc, pour reprendre ses propos et afin d’aller plus loin dans les apports de l’histoire et des historiens, nous pensons que cette discipline est à même non pas d’apporter des solutions, mais de présenter, d’offrir des constats, des résultats sur des comportements et des actes donnant lieu à des interrogations et pourquoi pas à des explications éthiques[4]. L’histoire n’est pas là pour indiquer le chemin à suivre, ce serait d’une prétention extrême, mais en revanche elle peut signaler différents chemins à éviter parce que, tout simplement, ces chemins ont déjà été empruntés. Ainsi, même si notre époque impose parfois de penser que l’histoire est une discipline secondaire destinée à servir prioritairement et parfois exclusivement au « plaisir » et à « faire plaisir », même si elle estime que l’histoire ne doit sortir de son giron que dans le cadre des fêtes nationales et des commémorations, même si elle s’enthousiasme et applaudit lorsque Clio « défile » les jours anniversaires ou lors d’expositions, il n’en demeure pas moins que l’histoire reste et restera vraisemblablement la discipline qui expose et peut expliquer les problèmes passés liés à des concepts moraux, problèmes oubliés, soit délibérément, soit par négligence. Et pourtant, l’histoire du vingtième siècle, parce que c’est celle du siècle des extrêmes et surtout des interrogations, parce que c’est aussi le siècle des guerres déshumanisées et totales[5], est un réservoir inépuisable d’exemples analysés et à analyser devant servir des notions telles que : la soumission et l’insoumission, la responsabilité, le conformisme, les actes déviants sur le terrain, les exactions, les comportements non conformes à l’éthique, la prise de décision[6], … 




[1] Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien, Paris, Armand Colin, 2005, p. 25.
[2] Emmanuel Laurentin (dir.), A quoi sert l’histoire aujourd’hui, Montrouge, Bayard, 2010, p. 69.
[3] Laurentin, op.cit., p. 78.
[4] Stéphane Audoin-Rouzeau, Combattre, Paris, Seuil, 2008, p. 53.
[5] René Rémond, Regard sur le siècle, Paris, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, 2007, pp. 44-52.
[6] Laurentin, op.cit., p. 101.

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