vendredi 4 septembre 2015

Une croisière pour célébrer la création de l’armée de l’air : la Croisière noire (1933-1934)


Guillaume MULLER
Centre de Recherche de l'Armée de l'air (CReA), École de l'Air, 13 661, Salon Air, France

L’armée de l’air française obtient tardivement et difficilement son indépendance. Le premier acte de celle-ci est le décret du 1er avril 1933, signé par le président Albert Lebrun[1]. Cette décision stratégique pour la défense nationale française sera traduite en actes avec la loi du 2 juillet 1934[2]. Bien avant cette loi du 2 juillet, l’armée de l’air entend célébrer son indépendance et démontrer ses capacités opérationnelles avec la mise au point d’une importante croisière africaine. Le choix des colonies africaines n’est pas le fruit du hasard. Continuellement engagée outre-mer depuis le lendemain de la Grande Guerre, l’aviation militaire française doit beaucoup à ces théâtres d’opérations extérieurs (Maroc et Levant en particulier). Cette croisière africaine, plus connue sous le nom de « Croisière noire »[3], débute le 8 novembre 1933 à Istres et s’achève le 15 janvier 1934 au Bourget, après plus de 25 000 km parcourus par 28 Potez 25 type T.O.E. commandés par le général Vuillemin.

 
Avions de l'escadre Vuillemin à Istres
Les Ailes, n°648, 16 novembre 1933


Cette entreprise permet aussi à la France d’affirmer son rang de grande puissance aéronautique dans un contexte international de plus en plus tendu. En Allemagne, l’arrivée au pouvoir d’Hitler entraîne la création d’un ministère de l’Air dès avril 1933, avec Hermann Göring à sa tête. Il faudra néanmoins attendre 1935 pour voir la création officielle de la Luftwaffe.Plus que l’Allemagne, c’est alors l’Italie qui inquiète le plus. Les raids menés par Italo Balbo affichent la puissance aérienne du régime fasciste. Celui entrepris à l’été 1933 pour relier Rome à Chicago a un énorme retentissement international. Par ailleurs, la France n’ignore pas les ambitions italiennes en Afrique, en particulier au niveau de la « frontière » entre la Libye et le nord de l’Afrique Equatoriale Française. La Croisière noire apparaît ainsi autant comme un instrument de fierté nationale que comme un message adressé aux puissances voisines.



Les Ailes, n°631, 20 juillet 1933
 
La revue Les Ailes est une fois de plus l’une des meilleures sources pour suivre l’élaboration et le déroulement de cette grande entreprise aéronautique française. Le premier article significatif consacré au « voyage de l’Escadre Vuillemin », paraît dans l’édition du 17 août 1933[4]


Les Ailes, n°635, 17 août 1933

L’article revient sur l’origine de ce projet décidé par le ministre de l’Air Pierre Cot. Les comparaisons effectuées dès le début avec le raid d’Italo Balbo font apparaître le projet français comme « une réplique maladroite du voyage transatlantique de l’Escadre Balbo ». Les Ailes cherchent à nuancer cette position relayée par nombre de leurs confrères. Les buts de cette croisière sont très divers. Il s’agit d’abord pour ce voyage d’être une « récompense pour les bons équipages de notre Aviation ». Il s’agit aussi, et surtout, « de pousser à fond un certain nombre d’études et expériences de vol en escadre et de navigation ». La démarche s’inscrit bien sûr dans une logique de propagande nationale : « pour la France, dans nos possessions comprises entre Méditerranée, Atlantique et golfe de Guinée » ; et institutionnelle : « un geste de propagande pour l’Aviation, dans un pays où celle-ci peut rendre et rend déjà des services inestimables ». L’intérêt est aussi, comme pour la plupart des grands voyages et raids de l’entre-deux-guerres, de « défricher » les lignes aériennes.


Les Ailes, n°635, 17 août 1933

Le parcours compte une trentaine d’étapes représentant un total de 25 000 km, parcourus en environ 170 heures de vol. Il relie l’AFN, l’AOF et l’AEF à la métropole. L’ensemble des itinéraires et des terrains a déjà été balisé par les aviateurs civils et militaires français. Ce qui permet ainsi de réduire le risque d’accident. L’avion utilisé est le Potez 25 T.O.E., « relativement peu rapide, mais très éprouvé », à moteur Lorraine de 450 CV.


Les Ailes, n°660, 8 février 1934

Les Ailes, n°654, 28 décembre 1933

La croisière est placée sous le commandement du général Vuillemin, secondé par le lieutenant-colonel Bouscat. Joseph Vuillemin, alors commandant de l’aéronautique du Maroc, a été promu général en février 1933. Le lieutenant-colonel Bouscat est son second au Maroc depuis le mois d’août[5]. Ce dernier est notamment connu pour son expérience de vol au dessus du Tibesti. Initialement composée de 25 appareils, l’escadre est ensuite portée à 30 équipages[6]. Comme prévu, ces derniers sont constitués de personnels méritants. Pilotes et mécaniciens confondus, l’escadre compte 60 personnes. On note la participation des « Forces Aériennes de Mer », représentées par trois équipages.

Le général Vuillemin
Les Ailes, n°635, 17 août 1933



Pour préparer cette croisière et obtenir « une homogénéité de manœuvre », les équipages sont réunis à Istres dès le début du mois de septembre 1933. L’entraînement est dirigé par le général Vuillemin lui-même[7]. C’est d’Istres que le départ des 30 Potez a lieu, le 8 novembre, en présence du ministre de l’Air Pierre Cot, du sous-secrétaire d’Etat à l’Air Charles Delesalle et du CEMGAA (chef d’état-major général de l’armée de l’air) Victor Denain.


Les Ailes, n°648, 16 novembre 1933

Les Ailes livrent l’organisation et la composition de l’escadre Vuillemin[8]. Elle est divisée en quatre escadrilles réparties en deux groupes. Les escadrilles sont commandées par les lieutenants-colonels Girier et Rignot, le commandant Delaitre et le capitaine de Turenne. Les deux groupes sont précédés d’un groupe de tête composé de trois appareils. Une arrière-garde de trois avions, rattachée au second groupe, clôt la formation. L’insigne de l’escadre est la cocotte, symbole de l’escadrille du général Vuillemin pendant la Grande Guerre (escadrille 11).

Cocotte de l'escadrille 11

Le groupe de tête arbore une cocotte rouge, le premier groupe une cocotte blanche, et le second une cocotte bleue. Il s’agit bien de montrer les couleurs françaises.

Groupe de tête (cocotte rouge)
Général Vuillemin et capitaine Orselli ; lieutenant-colonel Bouscat et adjudant-chef Trisch ; capitaine Andrieu et sergent-chef Paris.

Premier groupe (cocotte blanche)
Première escadrille : lieutenant-colonel Rignot et adjudant-chef Cuny ; capitaine Gérardot et adjudant-chef Dourthe ; capitaine Cazabonne et sergent Marchi ; capitaine de Castets et adjudant-chef Fernand ; capitaine Noir et adjudant-chef Baudens ; lieutenant de Tourtier et sergent Lacave.
Deuxième escadrille : commandant Delaitre et adjudant-chef Pietu ; capitaine Bailly et adjudant-chef Dubosc ; lieutenant Bisch et adjudant-chef Bindreiff ; capitaine Moraglia et adjudant-chef Jeannel ; capitaine Clause et sergent-chef Le Mée ; lieutenant Michaud et adjudant-chef Morel.

Deuxième groupe (cocotte bleue)
Troisième escadrille : lieutenant-colonel Girier et capitaine Vercouter ; capitaine Gaillard et sergent Vitte ; sergent-chef Chambosse et sergent Libert ; lieutenant de vaisseau Chassin et maître Queugnet ; lieutenant de vaisseau Mathon et maître Le Bihan ; lieutenant de vaisseau Pasquier et maître Dieudonné.
Quatrième escadrille : commandant de Turenne et sergent-chef Martinet ; capitaine Dévé et adjudant-chef Lebourg ; capitaine Thibaudet et sergent Merello ; capitaine Pennès et adjudant-chef Mayadoux ; capitaine Crestey et sergent-chef Wurthelé ; lieutenant Garde et adjudant Sorbon.
Arrière-garde : Commandant Pelletier-Doisy et adjudant Guirrec ; commandant Papin et adjudant Bourrit ; capitaine David et adjudant Roussin.


Après des accidents à l’atterrissage, l’escadre perd deux avions[9]. Il s’agit de l’appareil du capitaine Cazabonne, accidenté en Espagne, et de celui du lieutenant de vaisseau Chassin, accidenté au Maroc. Ces incidents furent sans gravité pour le personnel. Les 28 équipages restant termineront tous leur périple avec un rythme régulier, ponctué de jours de repos et de périodes de révision pour le matériel. Les conditions climatiques ont aussi entraîné quelques jours de retard. Le 2 décembre, la croisière atteint Bangui, point le plus excentré de son parcours. Elle entame le voyage de retour dès le 5[10].
Le 18 décembre, elle arrive à Alger, où elle reçoit les premiers honneurs. Pierre Cot, Charles Delesalle et le général Denain ont à nouveau fait le déplacement. Ils sont accompagnés par le général Barès, inspecteur général. Des autorités locales sont également présentes. Le ministre de l’Air a lu, à l’attention des membres de l’escadre, un message du président de la république Albert Lebrun : « le pays est unanimement reconnaissant du nouveau lustre jeté par eux sur les ailes françaises, par le courage tranquille, l’incomparable maîtrise et la science consommée avec lesquels ils viennent d’accomplir leur magnifique croisière superafricaine »[11].
Alors que la Croisière noire devait initialement s’achever en France, le ministre a toutefois décidé d’y mettre officiellement fin à Alger. Néanmoins, d’autres festivités eurent lieu lors du retour en métropole de l’escadre, qui arrive au Bourget le 15 janvier 1934. Joseph Vuillemin, chef de cette Croisière noire, est fait Grand-Croix de la Légion d’honneur[12]. En février 1938, il est nommé CEMGAA, poste qu’il occupe toujours lors de la bataille de France. Il est intéressant de noter que deux autres personnes ayant pris par à cette aventure seront également CEMGAA : René Bouscat (1943-1944 et 1946) et Paul Gérardot (1946-1947).

Réception de l'escadre Vuillemin au Bourget

Etapes

- 8 novembre : Istres, Perpignan, Los Alcazares
- 9 novembre : Rabat
- 11 novembre : Colomb-Béchar
- 12 novembre : Adrar
- 13 novembre : Bidon V
- 14 novembre : Gao
- 16 novembre : Mopti, Bamako
- 19 novembre : Kayes
- 20 novembre : Dakar, Saint-Louis du Sénégal
- 23 novembre : Kayes
- 24 novembre : Ségou
- 25 novembre : Ouagadougou
- 26 novembre : Niamey
- 29 novembre : Zinder
- 30 novembre : Fort-Lamy
- 1er décembre : Fort Archambault
- 2 décembre : Bangui

- 5 décembre : Bangui, Fort Archambault
- 6 décembre : Fort- Lamy
- 7 décembre : Zinder
- 8 décembre : Niamey, Gao
- 12 décembre : Bidon V, Adrar
- 13 décembre : El Goléa
- 14 décembre : Touggourt
- 15 décembre : Tunis
- 18 décembre : Alger

- 21 décembre : Alger, Oran
- 22 décembre : Meknès
- 23 décembre : Los Alcazares, Perpignan
- 24 décembre : Istres
- 7 janvier : Lyon
- 10 janvier : Etampes
- 15 janvier : Le Bourget


Bibliographie

FERRY, Vital, Ciels impériaux africains : les pionniers belges et français (1911-1940), Editions du Gerfaut, 2005.
MANCHON, Jean-Baptiste, L’aéronautique militaire française outre-mer (1911-1939), PUPS, 2013.



[1] Décret fixant les principes généraux d’emploi et d’organisation de l’armée de l’air, Journal officiel de la République française, 2 avril 1933, pp. 3428-3430.
[2] Loi fixant l’organisation générale de l’armée de l’air, Journal officiel de la République française, 19 juillet 1934, pp. 7317-7319.
[3] A ne pas confondre avec la croisière automobile du même nom de 1924-1925, financée par André Citroën.
[4] Les Ailes, n°635, 17 août 1933, p. 7.
[5] MANCHON, Jean-Baptiste, L’aéronautique militaire française outre-mer (1911-1939), PUPS, 2013, p. 462.
[6] Les Ailes, n°646, 2 novembre 1933, p. 12.
[7] Les Ailes, n°645, 26 octobre 1933, p. 12.
[8] Les Ailes, n°647, 9 novembre 1933, p. 12.
[9] Les Ailes, n°648, 16 novembre 1933, p. 11.
[10] Les Ailes, n°652, 14 décembre 1933, p. 9.
[11] Les Ailes, n°653, 21 décembre 1933, p. 9.
[12] Les Ailes, n°657, 18 janvier 1934, p. 9-10.






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