Guillaume MULLER
Centre de Recherche de l'Armée de l'air (CReA), École
de l'Air, 13 661, Salon Air, France
L’armée de l’air française obtient
tardivement et difficilement son indépendance. Le premier acte de celle-ci est
le décret du 1er avril 1933, signé par le président Albert Lebrun[1]. Cette
décision stratégique pour la défense nationale française sera traduite en actes
avec la loi du 2 juillet 1934[2]. Bien
avant cette loi du 2 juillet, l’armée de l’air entend célébrer son indépendance
et démontrer ses capacités opérationnelles avec la mise au point d’une
importante croisière africaine. Le choix des colonies africaines n’est pas le
fruit du hasard. Continuellement engagée outre-mer depuis le lendemain de la Grande Guerre, l’aviation
militaire française doit beaucoup à ces théâtres d’opérations extérieurs
(Maroc et Levant en particulier). Cette croisière africaine, plus connue sous
le nom de « Croisière noire »[3], débute
le 8 novembre 1933 à Istres et s’achève le 15 janvier 1934 au Bourget, après
plus de 25 000
km parcourus par 28 Potez 25 type T.O.E. commandés par
le général Vuillemin.
Cette entreprise permet aussi à la France d’affirmer son rang
de grande puissance aéronautique dans un contexte international de plus en plus
tendu. En Allemagne, l’arrivée au pouvoir d’Hitler entraîne la création d’un
ministère de l’Air dès avril 1933, avec Hermann Göring à sa tête. Il faudra néanmoins
attendre 1935 pour voir la création officielle de la Luftwaffe.Plus que l’Allemagne, c’est alors
l’Italie qui inquiète le plus. Les raids menés par Italo Balbo affichent la
puissance aérienne du régime fasciste. Celui entrepris à l’été 1933 pour relier
Rome à Chicago a un énorme retentissement international. Par ailleurs, la France n’ignore pas les
ambitions italiennes en Afrique, en particulier au niveau de la
« frontière » entre la
Libye et le nord de l’Afrique Equatoriale Française. La Croisière noire apparaît
ainsi autant comme un instrument de fierté nationale que comme un message
adressé aux puissances voisines.
Les Ailes, n°631, 20 juillet 1933
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La revue Les Ailes est une fois de plus l’une des meilleures sources pour
suivre l’élaboration et le déroulement de cette grande entreprise aéronautique
française. Le premier article significatif consacré au « voyage de
l’Escadre Vuillemin », paraît dans l’édition du 17 août 1933[4].
Les Ailes, n°635, 17 août 1933
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L’article revient sur l’origine de ce projet décidé par le ministre de l’Air
Pierre Cot. Les comparaisons effectuées dès le début avec le raid d’Italo Balbo
font apparaître le projet français comme « une réplique maladroite du voyage transatlantique de l’Escadre Balbo ».
Les Ailes cherchent à nuancer cette
position relayée par nombre de leurs confrères. Les buts de cette croisière
sont très divers. Il s’agit d’abord pour ce voyage d’être une « récompense pour les bons équipages de notre
Aviation ». Il s’agit aussi, et surtout, « de pousser à fond un certain nombre d’études et expériences de vol en
escadre et de navigation ». La démarche s’inscrit bien sûr dans une
logique de propagande nationale : « pour la France,
dans nos possessions comprises entre Méditerranée, Atlantique et golfe de
Guinée » ; et institutionnelle : « un geste de propagande pour l’Aviation, dans un pays où celle-ci peut
rendre et rend déjà des services inestimables ». L’intérêt est aussi,
comme pour la plupart des grands voyages et raids de l’entre-deux-guerres, de
« défricher » les lignes aériennes.
Les Ailes, n°635, 17 août 1933
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Le parcours compte une trentaine
d’étapes représentant un total de 25 000 km, parcourus en environ 170 heures
de vol. Il relie l’AFN, l’AOF et l’AEF à la métropole. L’ensemble des
itinéraires et des terrains a déjà été balisé par les aviateurs civils et
militaires français. Ce qui permet ainsi de réduire le risque d’accident.
L’avion utilisé est le Potez 25 T.O.E., « relativement peu rapide, mais très éprouvé », à moteur
Lorraine de 450 CV.
Les Ailes, n°660, 8 février 1934
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La croisière est placée sous le
commandement du général Vuillemin, secondé par le lieutenant-colonel Bouscat. Joseph
Vuillemin, alors commandant de l’aéronautique du Maroc, a été promu général en
février 1933. Le lieutenant-colonel Bouscat est son second au Maroc depuis le
mois d’août[5]. Ce dernier est notamment
connu pour son expérience de vol au dessus du Tibesti. Initialement composée de
25 appareils, l’escadre est ensuite portée à 30 équipages[6].
Comme prévu, ces derniers sont constitués de personnels méritants. Pilotes et
mécaniciens confondus, l’escadre compte 60 personnes. On note la participation
des « Forces Aériennes de Mer »,
représentées par trois équipages.
Le général Vuillemin
Les Ailes, n°635, 17 août 1933
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Pour préparer cette croisière et obtenir
« une homogénéité de manœuvre »,
les équipages sont réunis à Istres dès le début du mois de septembre 1933. L’entraînement
est dirigé par le général Vuillemin lui-même[7]. C’est
d’Istres que le départ des 30 Potez a lieu, le 8 novembre, en présence du
ministre de l’Air Pierre Cot, du sous-secrétaire d’Etat à l’Air Charles Delesalle
et du CEMGAA (chef d’état-major général de l’armée de l’air) Victor Denain.
Les Ailes, n°648, 16 novembre 1933
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Les Ailes
livrent l’organisation et la composition de l’escadre Vuillemin[8]. Elle
est divisée en quatre escadrilles réparties en deux groupes. Les escadrilles
sont commandées par les lieutenants-colonels Girier et Rignot, le commandant
Delaitre et le capitaine de Turenne. Les deux groupes sont précédés d’un groupe
de tête composé de trois appareils. Une arrière-garde de trois avions,
rattachée au second groupe, clôt la formation. L’insigne de l’escadre est la
cocotte, symbole de l’escadrille du général Vuillemin pendant la Grande Guerre (escadrille 11).
Cocotte de l'escadrille 11 |
Le
groupe de tête arbore une cocotte rouge, le premier groupe une cocotte blanche,
et le second une cocotte bleue. Il s’agit bien de montrer les couleurs
françaises.
Groupe de tête (cocotte rouge)
Général Vuillemin et capitaine
Orselli ; lieutenant-colonel Bouscat et adjudant-chef Trisch ;
capitaine Andrieu et sergent-chef Paris.
Premier groupe (cocotte blanche)
Première escadrille : lieutenant-colonel Rignot et adjudant-chef Cuny ; capitaine
Gérardot et adjudant-chef Dourthe ; capitaine Cazabonne et sergent
Marchi ; capitaine de Castets et adjudant-chef Fernand ; capitaine
Noir et adjudant-chef Baudens ; lieutenant de Tourtier et sergent Lacave.
Deuxième escadrille : commandant Delaitre et adjudant-chef Pietu ; capitaine
Bailly et adjudant-chef Dubosc ; lieutenant Bisch et adjudant-chef
Bindreiff ; capitaine Moraglia et adjudant-chef Jeannel ; capitaine
Clause et sergent-chef Le Mée ; lieutenant Michaud et adjudant-chef Morel.
Deuxième groupe (cocotte bleue)
Troisième escadrille : lieutenant-colonel Girier et capitaine Vercouter ; capitaine
Gaillard et sergent Vitte ; sergent-chef Chambosse et sergent Libert ;
lieutenant de vaisseau Chassin et maître Queugnet ; lieutenant de vaisseau
Mathon et maître Le Bihan ; lieutenant de vaisseau Pasquier et maître Dieudonné.
Quatrième escadrille : commandant de Turenne et sergent-chef Martinet ; capitaine
Dévé et adjudant-chef Lebourg ; capitaine Thibaudet et sergent Merello ;
capitaine Pennès et adjudant-chef Mayadoux ; capitaine Crestey et
sergent-chef Wurthelé ; lieutenant Garde et adjudant Sorbon.
Arrière-garde :
Commandant Pelletier-Doisy et adjudant Guirrec ; commandant Papin et
adjudant Bourrit ; capitaine David et adjudant Roussin.
Après des accidents à l’atterrissage,
l’escadre perd deux avions[9]. Il
s’agit de l’appareil du capitaine Cazabonne, accidenté en Espagne, et de celui
du lieutenant de vaisseau Chassin, accidenté au Maroc. Ces incidents furent
sans gravité pour le personnel. Les 28 équipages restant termineront tous leur
périple avec un rythme régulier, ponctué de jours de repos et de périodes de
révision pour le matériel. Les conditions climatiques ont aussi entraîné
quelques jours de retard. Le 2 décembre, la croisière atteint Bangui, point le
plus excentré de son parcours. Elle entame le voyage de retour dès le 5[10].
Le 18 décembre, elle arrive à Alger,
où elle reçoit les premiers honneurs. Pierre Cot, Charles Delesalle et le
général Denain ont à nouveau fait le déplacement. Ils sont accompagnés par le
général Barès, inspecteur général. Des autorités locales sont également
présentes. Le ministre de l’Air a lu, à l’attention des membres de l’escadre,
un message du président de la république Albert Lebrun : « le pays est unanimement reconnaissant du
nouveau lustre jeté par eux sur les ailes françaises, par le courage
tranquille, l’incomparable maîtrise et la science consommée avec lesquels ils
viennent d’accomplir leur magnifique croisière superafricaine »[11].
Alors que la Croisière noire devait
initialement s’achever en France, le ministre a toutefois décidé d’y mettre
officiellement fin à Alger. Néanmoins, d’autres festivités eurent lieu
lors du retour en métropole de l’escadre, qui arrive au Bourget le 15 janvier
1934. Joseph Vuillemin, chef de cette Croisière noire, est fait Grand-Croix de la Légion d’honneur[12]. En février
1938, il est nommé CEMGAA, poste qu’il occupe toujours lors de la bataille de
France. Il est intéressant de noter que deux autres personnes ayant pris par à
cette aventure seront également CEMGAA : René Bouscat (1943-1944 et 1946)
et Paul Gérardot (1946-1947).
Réception de l'escadre Vuillemin au Bourget |
Etapes
- 8 novembre : Istres,
Perpignan, Los Alcazares
- 9 novembre : Rabat
- 11 novembre : Colomb-Béchar
- 12 novembre : Adrar
- 13 novembre : Bidon V
- 14 novembre : Gao
- 16 novembre : Mopti, Bamako
- 19 novembre : Kayes
- 20 novembre : Dakar,
Saint-Louis du Sénégal
- 23 novembre : Kayes
- 24 novembre : Ségou
- 25 novembre : Ouagadougou
- 26 novembre : Niamey
- 29 novembre : Zinder
- 30 novembre : Fort-Lamy
- 1er décembre : Fort
Archambault
- 2 décembre : Bangui
- 5 décembre : Bangui, Fort
Archambault
- 6 décembre : Fort- Lamy
- 7 décembre : Zinder
- 8 décembre : Niamey, Gao
- 12 décembre : Bidon V, Adrar
- 13 décembre : El Goléa
- 14 décembre : Touggourt
- 15 décembre : Tunis
- 18 décembre : Alger
- 21 décembre : Alger, Oran
- 22 décembre : Meknès
- 23 décembre : Los Alcazares,
Perpignan
- 24 décembre : Istres
- 7 janvier : Lyon
- 10 janvier : Etampes
- 15 janvier : Le Bourget
Bibliographie
FERRY, Vital, Ciels impériaux africains :
les pionniers belges et français (1911-1940), Editions du Gerfaut, 2005.
MANCHON, Jean-Baptiste, L’aéronautique militaire française outre-mer
(1911-1939), PUPS, 2013.
[1] Décret fixant les principes
généraux d’emploi et d’organisation de l’armée de l’air, Journal officiel de la
République française, 2 avril 1933, pp. 3428-3430.
[2] Loi fixant l’organisation
générale de l’armée de l’air, Journal
officiel de la République française, 19 juillet 1934, pp. 7317-7319.
[3] A ne pas confondre avec la
croisière automobile du même nom de 1924-1925, financée par André Citroën.
[4] Les Ailes, n°635, 17 août 1933, p. 7.
[5] MANCHON, Jean-Baptiste, L’aéronautique militaire française outre-mer
(1911-1939), PUPS, 2013, p. 462.
[6] Les Ailes, n°646, 2
novembre 1933, p. 12.
[7] Les Ailes, n°645, 26
octobre 1933, p. 12.
[8] Les Ailes, n°647, 9
novembre 1933, p. 12.
[9] Les Ailes, n°648, 16
novembre 1933, p. 11.
[10] Les Ailes, n°652, 14
décembre 1933, p. 9.
[11] Les Ailes, n°653, 21
décembre 1933, p. 9.
[12] Les Ailes, n°657, 18 janvier 1934, p. 9-10.
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