Guillaume MULLER
Centre de
Recherche de l'Armée de l'air (CReA), École de l'Air, 13 661, Salon Air, France
Le texte
retranscrit ci-dessous a été publié par André Langeron le 13 février 1936 dans
le numéro 765 de la revue Les Ailes. C’est
un article très intéressant sur plusieurs points.
Tout d’abord,
son côté visionnaire dans la mesure où il place précisément le début d’un
conflit majeur en Europe pour 1939-1940. Fort de cette analyse, cet article
s’intéresse ensuite à ce que devra et pourra être l’état de la jeune armée de
l’air française lors de cette future période critique. Et ce sur un point très
précis, celui du haut-commandement et des personnes qui le constitueront. André
Langeron ne cache pas son pessimisme à ce sujet. Cet article évoque en grande
partie l’aspect quantitatif de la question, tout en introduisant l’aspect
qualitatif, auquel il répondra dans un autre article.
Les éléments
qu’il nous livre font partie des réponses que l’ont peut donner aux questions suscitées
par la débâcle en mai-juin 1940. Notamment : comment en est-on arrivés
là ? En ce qui concerne l’armée de l’air bien sûr. Les événements ne donneront
en effet que plus de crédit à ces mises en garde prémonitoires d’André
Langeron.
Ironie de
l’histoire, la une du numéro dans lequel est publié cet article met à l’honneur
les premières ébauches d’un monoplace Dewoitine, probablement le futur D 520,
avion de chasse français le plus moderne de la bataille de France, mais arrivé
trop tard, à l’image de la politique aérienne française en général.
Nota : le
texte en gras et souligné est
de notre fait.
« Âme et visage du commandement
Qui sera le chef suprême en 1940 ?
Le séisme européen dont nous sommes menacés
se situe entre 1938 et 1942. Or, c’est d’une petite troupe d’une douzaine d’officiers
supérieurs actuellement bien connus que sortira forcément le grand chef de la
période décisive. Cette situation ne manque pas d’être inquiétante, car la base
de sélection est terriblement étroite.
Au terme de mon
article sur « Les 80 » (1),
je posais trois questions : Que se passe-t-il dans le commandement de
l’Armée de l’Air ? Comment cette élite est-elle recrutée et
instruite ? « Les 80 »
pourraient-ils gagner la guerre si elle nous était imposée ?
Je vais répondre
en m’efforçant de ne blesser personne, ma préoccupation unique étant toujours,
on le sait, l’intérêt supérieur du pays et la sauvegarde de son ciel.
Eh bien ! Je dis tout de suite que la constitution présente du Commandement,
que le fonctionnement du cerveau directeur de l’Armée de l’Air nous placent
devant une situation dont la gravité ne doit échapper à personne.
Cette situation
est déduite de la position actuelle des nations sur l’échiquier européen et des
tendances profondes qui les animent. Sans beaucoup d’erreur, en effet, on peut
croire que les années 1938 à 1940 et les suivantes seront des années au cours
desquelles des menaces de guerre pèseront lourdement en Europe. Je place pour
ma part en 1940 le centre du « séisme » européen, lequel, de toute
façon, ne semble devoir évoluer que dans la bande de temps fort étroite
constituée par les cinq années qui s’étendent de 1938 à 1942. C’est, sans aucun doute, vers 1939-40 au
plus tard, que notre Armée de l’Air devrait être parvenue à son plus haut
potentiel moral et technique : c’est à cette époque que le Commandement
devrait avoir atteint son maximum de puissance et d’efficacité dans tous les
postes de la hiérarchie, mais plus particulièrement dans les grades de
Général, Colonel et Lieutenant-Colonel, qui, au début d’un conflit tout au
moins, fourniraient le Commandement Supérieur, les chefs d’Etat-Major, les
chefs de Services, les commandants de Brigades et d’Escadres.
Et, puisque dans
quelques années, le Commandement aérien peut être appelé à peser d’un poids si
lourd sur le destin de notre pays, ouvrons, pour connaître son vrai visage, l’Etat des officiers de l’Armée de l’Air de
l’éditeur militaire Charles-Lavauzelle. C’est un document fondamental dont le
langage est plein d’éloquence.
Quelques chiffres significatifs
Compte tenu des
articles 12 et 53 de la Loi
du 9 avril 1935, fixant le statut du personnel des cadres actifs, d’ici à 1940,
tout le Haut-Commandement actuel aura disparu de la scène sans espoir de
retour. Ce sont les Généraux Pujo, Armengaud, Denain, Gérard, de Marancourt,
Poli-Marchetti, Picard, Tulasne.
Parmi les 23
généraux de Divisons et de Brigades figurant sur la liste, six seulement
subsisteront, les Généraux Féquant, Houdemon, Vuillemain [sic], Mouchard,
Pennès et Aubé, et c’est nécessairement l’un d’eux qui exercera le commandement
suprême à l’époque que j’indique. Ajoutons les 24 colonels et les 52
lieutenants-colonels nés après 1885, et nous aurons la première
« couche » de commandement, à l’intérieur de laquelle les titulaires
de tous les postes importants seront obligatoirement choisis. C’est une troupe
de 82 personnes…
La seconde
« couche « est composée d’environ 450 officiers nés entre 1890
et 1900, qui auront, par conséquent, entre quarante et cinquante ans vers 1940,
âge qui leur permettra de jouer un rôle important dans tous les postes de
l’exécution ; 156 d’entre eux sortent de l’Ecole de Saint-Cyr, 22 de
l’Ecole Polytechnique, 28 sont brevetés d’état-major, 48 ont le brevet
d’ingénieur.
Enfin, si dans
chaque « couche », pour tenir compte des contingences humaines et des
vicissitudes du métier d’aviateur militaire, l’on réduit d’un bon tiers les
différentes listes il apparaîtra que, vers
1940, la totalité des postes de tous ordres de l’Armée de l’Air, seront
pourvus, en puisant dans une liste, de 300 officiers environ, parmi lesquels
200 tout au plus, s’imposent par leurs qualités pour devenir des chefs
d’aviation.
Ainsi donc, dans
le domaine si délicat qu’est le futur haut-commandement, la situation se
présente à l’esprit avec une rigueur implacable : la sélection des chefs
suprêmes ne peut porter que sur les six généraux que j’ai nommés ; pour
leur part, les hauts grades recevront des titulaires choisis parmi 24
colonels ; le Commandement secondaire sera choisi parmi 52
lieutenants-colonels : 12 de ces 76 officiers sont brevetés et ont, par
suite, une avance marquée. On peut les nommer. Ce sont : MM. Garin, Jeauneaud,
Lahoulle, Escudier, Mendigal, Tarnier, Bergeret, Crochu, Duvernoy, Rozoy,
Romatet, de Greffer [sic], Thuillier. Le grand chef des au-delà de 1940, et
peut être le vainqueur ou le vaincu de la guerre de l’air, sortira de cette
petite équipe de 13 hommes. Chacun peut choisir son champion et faire des
pronostics.
Une situation grave et sans issue
La situation
étant clairement chiffrée, il y aurait sans doute quelque cruauté à porter des
jugements individuels sur les hommes. Je m’en abstiendrai. Par contre, la
signification des nombre et les qualités et défauts collectifs méritent d’être
appréciés, car c’est là le double nœud du problème.
Quant aux
nombres, le moins que l’on puisse penser, c’est que la base de sélection du Haut-Commandement est terriblement étroite
pour une Armée de l’Air en voie d’extension continue. Trois douzaines
d’officiers sont plus ou moins préparés par leur expérience et sont en position
par leur âge pour occuper les sommets de l’immense Armée de l’Air que nous
devrions mobiliser pour répondre à une brutale agression. C’est effarant et
très redoutable pour le succès de nos armes. Car, à notre époque, un grand chef d’aviation est un
mécanisme humain délicat qui ne s’improvise pas. Nous ne pourrons que
fort peu compter sur l’apport du cadre de la 2e Section de
l’Etat-Major général et sur les réserves.
La seconde
« couche » est, elle-même, gravement déficiente. Le fait de disposer
de moins de 200 officiers de valeur certaine pour garnir tous les postes actifs
de l’avant et de l’arrière, compris entre la Brigade et le Groupe, suppose que l’on fera appel
à un grand nombre d’hommes de valeur secondaire et que, par conséquent, la
médiocrité étendra son sinistre voile jusqu’aux « limogeages » qui
suivront fatalement les premiers chocs.
Fort
heureusement, nos rivaux éventuels en Europe sont peut-être plus mal partagés
que nous. L’augmentation inopinée et massive des Armées de l’Air conduit
nécessairement à une sorte de médiocrité généralisée des chefs. Les Allemands, en particulier, éprouvent
des difficultés inouïes, et même des impossibilités momentanées, pour
constituer leur commandement aérien.
Pour ce qui
concerne notre pays, pourrait-on étendre les bases de la sélection ?
Hélas ! non. A quelques exceptions près, toute l’armature du
Haut-Commandement futur devrait être constituée par des hommes de moins de
cinquante ans d’âge, et ce sont des hommes de moins de quarante à quarante-cinq
ans qui devraient occuper les nombreux postes essentiels. Mais des lois
régularisent et stabilisent, à juste titre, les carrières du temps de paix. De
plus, l’effectif de chaque grade est le fruit d’une certaine supputation de
l’avenir. Si les calculs sont faux, le commandement sera mal équilibré, il
s’effritera. Or, les calculs de 1920 sur le commandement étaient faux. Comme d’ici à 1940, il est impossible de
modifier les effectifs des grades principaux, il en résulte la situation de
fait que je viens d’analyser et dont il serait vain de dissimuler la gravité.
Qu’est ce qu’un chef d’aviation ?
Passons
maintenant aux éléments qualitatifs.
Un Corps de commandement peu nombreux, mais dont toutes les individualités
seraient parfaitement et supérieurement adaptées à leur fonction de chef,
pourrait peut-être encore forcer le destin. Et puisque les nombres ont une
signification si décevante, est-il légitime d’espérer que les qualités
collectives, visibles et certaines du commandement de 1940 nous apporterons un
peu de réconfort ?
Poser une telle
question, c’est vouloir évoquer l’ensemble des méthodes en honneur depuis 1920
pour former intellectuellement et professionnellement les officiers et pour
sélectionner le commandement.
A mon avis,
aucune affaire de notre Armée de l’Air n’est plus actuelle, aucune n’est plus
chargée de conséquences. Je vais l’étudier à fond. Elle nous procure, du reste,
une première et immédiate déception ; car, chose curieuse à entre toutes,
on ne s’entend point sur ce que doit être un chef d’aviation, non plus que sur
ce qu’il doit être capable de faire. En 1936, on discute toujours et l’on
cherche la voie.
La première
question à laquelle il me faudra répondre sera donc celle-ci : Qu’est-ce qu’un chef d’aviation et que
faut-il exiger de lui ?
Commandant André LANGERON. »
(1) Les Ailes, n° 763, du 30 janvier 1936.
Cet article nous
rappelle ce que l’on sait depuis bien longtemps : que la guerre se gagne
dès le temps de paix. Les décisions qui y sont prises ont un impact décisif sur
l’outil militaire, et en particulier au début d’un conflit. Contrairement à la Première Guerre mondiale, il
n’y a guère eu le temps de redresser la situation en septembre 1939, et encore
moins en mai 1940. Il nous rappelle également quelque chose de primordial, le
rôle du commandement, et donc celui de l’homme, y compris dans une armée
technique comme l’armée de l’air. Il donne ainsi toute son importance à la
gestion des ressources humaines, en stigmatisant celle qui a été menée pendant
l’entre-deux-guerres concernant les chefs aériens.
Photo : Musée des Etoiles.fr |
Parmi les six noms
évoqués, c’est le général Vuillemin
qui a été « le chef suprême en
1940 ». L’ancien chef de la Croisière noire (1933-1934), dont il tire une
grande popularité, a en effet été CEMGAA (chef d’état-major général de l’armée
de l’air) de février 1938 à juillet 1940. Le général Féquant a été son prédécesseur, d’octobre 1936 à février 1938. Au
moment de la déclaration de guerre en septembre 1939 (une profonde
réorganisation du commandement aérien aura lieu avant mai 1940), le général Houdemon, qui a été le premier
commandant de l’Ecole de l’Air, commandait la 3e armée aérienne
(sud-est) et le général Mouchard
commandait la 1ère armée aérienne (nord-est).
Le général Bouscat commandait alors la 5e
armée aérienne (Afrique du Nord). Ce dernier, dont le nom n’apparaît pas dans
cet article, est pourtant promis a un bel avenir : deux fois CEMGAA (fait
unique dans l’histoire de l’armée de l’air), de juillet 1943 à octobre 1944 et
de février à septembre 1946. C’est notamment lui qui a pour lourde tâche de
remettre sur pied l’armée de l’air en juillet 1943, en fusionnant aviation
d’Afrique et FAFL.
Parmi ceux
pressentis « au-delà de 1940 »,
les généraux Romatet et Bergeret se retrouveront à la tête de
l’armée de l’air de Vichy. Le général Romatet
comme CEMGAA de septembre 1940 à décembre 1942. D’octobre 1938 à avril 1940, il
occupait l’un des postes de sous-chef de l’état-major de l’armée de l’air. Le
général Bergeret comme secrétaire
d’Etat à l’Aviation de septembre 1940 à avril 1942. De 1938 à l’été 1939, il
était chef du troisième bureau (opérations) de l’état major.
La comparaison
avec l’Allemagne, justifiée au moment où écrit André Langeron, s’étiole avec la
guerre d’Espagne. Ce conflit, qui commence à l’été 1936, va être une formidable
opportunité pour les Allemands. Au-delà du banc d’essai que représente ce
conflit pour le matériel, les doctrines et le personnel navigant, il s’agit
aussi d’une remarquable aubaine pour la formation des officiers d’état-major,
qui ne servent dans la Légion
Condor que le temps d’acquérir l’expérience nécessaire,
libérant ainsi la place pour d’autres.
Quant à la
question posée à la fin de l’article sur l’aspect qualitatif, c’est-à-dire sur
ce que doit être un chef d’aviation, André Langeron y répond dans un autre
article publié dans l’édition du 27 février 1936 (n° 767). Le titre, révèle, en
résumé, ce qu’il en est à ses yeux : « Le chef d’aviation doit être ingénieur-tacticien-navigant ».
Bibliographie indicative
ABZAC-EPEZY,
Claude d’, L’armée de l’air des années
noires : Vichy 1940-1944, Economica, 1998.
FACON, Patrick, Histoire de l’armée de l’air, La
documentation française, 2009.
Bravo pour cet article, qui replace dans son contexte l'ensemble des reproches qui seront fait plus tard à l'aviation pour justifier une défaite pourtant jugée impossible, et ce malgré une hécatombe parmi les pilotes et une efficacité face à la Luftwaffe qui a eu son importance lors de la Bataille d'Angleterre.
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